Pour certains, les Tiers Lieux sont avant tout des espaces. Pour d’autres, ce sont avant tout des gens. Et toi, comment le définirais-tu ?
Sophie Ricard : Un Tiers Lieux, c’est la convergence entre les deux. Un espace et des gens qui se rencontrent et revendiquent un droit à la ville et à de nouvelles façons de faire et de s’organiser. En tant qu’architecte, je me sers des espaces interstitiels, en transition. C’est à partir de ces espaces sans usage prédéfini que l’on peut réinventer des choses. Certains disent « dans une bibliothèque, je vais créer un Tiers Lieux ». Mais c’est difficile de créer dans des endroits où les institutions ont des règles déjà établies, c’est précisément le défi à relever.
L’espace ne devient Tiers Lieux que s’il permet à des gens d’horizons sociaux et culturel divers de se rencontrer et d’échanger. Je ne suis pas pour les mariages forcés, mais plutôt pour permettre les rencontres fortuites. Finalement, les Tiers Lieux sont en quelque sorte des places publiques et en l'occurrence à Pasteur avec un toit, ce qui n’est pas sans frictions évidemment. Lorsqu’on a accueilli des sympathisants de la ZAD de Notre Dame des Landes à Pasteur, ou encore lors des 20 ans de l’Elaboratoire, un squat artistique et culturel, cela a généré des tensions avec les élus. Je suis convaincue que des choses très positives naissent de ces confrontations et c’est en ça que l’on peut se définir Tiers Lieux.
Un Tiers Lieux est une sorte de place publique avec un toit.
Je comprends que les Tiers Lieux sont des espaces de rencontres. Mais comment garantir l’aspect ouvert du lieu et éviter l'entre-soi ?
S.R. : Le principal pilier de l’ouverture pour un Tiers Lieux, c’est le “non-programme”. La méthodologie pour permettre au non-programmé d’être révélé à été de réaliser ce que j'appelle une “étude de faisabilité en actes”. On met le bâtiment à l’épreuve des usages, on ne juge pas l’objet des projets que l’on accueille. Qui serait-on sinon : les directeurs artistiques de Pasteur ? Je crois au temps long de l’expérimentation et à la réversibilité du bâtiment et des usages. Si un jour il y a une urgence sociale à Rennes, la ville peut réquisitionner Pasteur. Nous avons mis deux fois moins d’argent en investissement dans sa rénovation qu’un équipement culturel classique, qui n’aurait de toute façon pas répondu aux besoins de la population sur le temps long.
A Pasteur, il y a un mouvement permanent des gens et des projets : on vient entre une heure à trois mois, pas plus. C’est à cette condition que l’on peut réellement être ouvert au plus grand nombre. Mais on n’est pas la maison des associations : Pasteur n’est pas ton local, tu n’as pas ta boîte aux lettres. Il y a une culture de l’hospitalité et de l’accueil très forte : on prend en considération tout le monde. Si tu poses des règles comme : “Ne viens pas en voiture, et ici on ne mange que bio”, tu deviens totalitaire, tu te coupes de beaucoup de gens et surtout tu ne fais pas passer le bon message. Tu ne peux pas décréter un bien commun, il se construit à partir des individus qui se sentent la liberté d’être là et surtout de faire, d’oeuvrer seul et avec d’autres. Le Tiers Lieux n’est pas un lieu d’assimilation. Il n’y aurait rien de pire, sous couvert de bonnes intentions.
Le principal pilier de l’ouverture pour un Tiers Lieux, c’est le “non-programme”
L’Hôtel Pasteur, un projet atypique en plein coeur de Rennes
Ancienne faculté de sciences inoccupée depuis une dizaine d’années, l’Hôtel Pasteur a accueilli entre 2012 et 2014 l’Université Foraine à l’initiative de Patrick Bouchain. Il s’agissait d’une démarche expérimentale basée sur l’ouverture au public et l’appropriation par le “faire”, l’objectif étant de décider collectivement de l’avenir à donner au lieu. En 2015, la ville de Rennes a décidé de réhabiliter l’entièreté du lieu, d'y adosser une école maternelle et de continuer le travail mené afin de réinventer l'Hôtel Pasteur. Une grande partie des lieux restera un “hôtel à projets” : un lieu non programmable, capable d'accueillir les besoins immédiats d'une société en mouvement, et gouverné par le Conseil Collégial de l’association du lieu. Une façon de faire perdurer l’expérimentation sur le temps long.
Tu définis les Tiers Lieux comme des espaces d’expérimentation. Est-ce à dire que les Tiers Lieux sont condamnés à un statut transitoire, donc précaire ?
S.R. : Ces lieux sont éphémères, oui, mais cela n’a rien à voir avec de l’urbanisme transitoire ou de la précarité financière. En dé-programmant, on évite la planification, de dire que l’on part pour un projet de cinquante ans alors que ne connaît pas le besoin dans 50 ans. Mais on se donne les moyens de faire vivre le lieu tant qu’il y a des gens qui en ressentent le besoin. Dans l'éphémère nous posons la question de ce qui a de plus durable je crois. Avec un nouveau genre de modèle économique doit supporter cette logique de non-programme et lui donner la stabilité qu’il requiert autour de la contribution des personnes. Ici, on est parti sur un cadre de réciprocité à travers la confiance donnée à un tiers. Nous travaillons sur un modèle 4P : Partenariat Public Privé Particuliers. Le particulier c’est nous toutes et tous, nous sommes responsables ! La ville est partie prenante de la gouvernance : elle participe une fois par trimestre au Conseil collégial du lieu. Les hôtes utilisateurs sont impliqués : chaque personne ayant occupé le bâtiment met de son temps à disposition de par son occupation afin d’aider au fonctionnement. On n’a jamais eu recours à une société de ménage par exemple, et pourtant l’Hôtel Pasteur c’est plus de trois mille mètres carrés. Et en cinq ans, on n'a jamais perdu la seule clé du bâtiment qui est passée de main en main. C'est mon anecdote préférée pour montrer l'engagement et le sens des responsabilités des résidents.
Cela dit, tout a été facile pendant cinq ans sur la question du modèle économique. On était dans un bâtiment qui ne coûtait rien: pas de loyer, pas d’électricité, pas de chauffage… Demain, il nous faut un minimum de trois cent mille euros par an pour vivre entre les charges, les assurances et au moins trois salaires. Ce n’est rien du tout quand on regarde un équipement culturel de surface équivalente, mais cela reste une somme à trouver. La solution de facilité, ce serait de faire de la partition de l’espace en louant des mètres carrés. On ne veut surtout pas afin de rester ouvert à tous et surtout au plus précaire d’entre nous.
La durabilité du lieu s'incarne dans le modèle PPPP : Partenariat Public Privé Particuliers
Sophie Ricard, une architecte de terrain engagée
Après avoir expérimenté la permanence architecturale durant trois années à Boulogne-sur-Mer, dans le cadre de la réhabilitation de soixante foyers précaires, Sophie Ricard a effectué la permanence architecturale du premier projet de l'Université Foraine à Rennes, initié par Patrick Bouchain. Elle agit aujourd’hui en tant architecte AMO pour la SPLA afin d'accompagner la transformation de l’Hôtel Pasteur, de continuer d'assurer son fonctionnement quotidien et d'inventer avec les envies et initiatives de chacun un nouveau mode de gouvernance partagée.
A tes yeux, à quels besoins répond le Tiers Lieux de l'Hôtel Pasteur ?
S.R. : En réalité, je n’ai jamais appelé Pasteur un Tiers Lieux... et je ne me suis jamais posé la question non plus. Chaque individu s’en est fait sa propre définition : pour certains, c’est la nouvelle MJC ; pour d’autres, c’est le nouveau lieu de soin en dehors des structures hospitalières ; pour d’autres encore, c’est le nouvel équipement culturel. Le mot Tiers Lieux est venu après. Les gens ont voulu coller une étiquette. Fondamentalement, le fait d’être un Tiers Lieux tient à des choses qui émanent d’un territoire et des gens qui l’occupent. Cela ne se décrète pas.
A Pasteur, on aurait pu faire une énième friche culturelle avec tous les cultureux habituels en oubliant le sens du mot culture. C’est l’étude de terrain réalisée en amont qui a permis de mettre en réseau un médecin qui voulait exercer en dehors de l’hôpital, un éducateur sportif qui avait besoin d’espaces ouverts à tous. Peu lui importait que Pasteur ne soit pas un équipement sportif, il nous disait : “s’il faut, je réinvente les règles du tennis”. Les Tiers Lieux permettent de révéler les ressources, visibles et invisibles, de leur territoire. En cela, aucun Tiers Lieux n’est reproductible. Seulement les méthodologies qu’il met en œuvre le sont.
Les Tiers Lieux permettent de révéler les ressources, visibles et invisibles, de leur territoire
Il apparaît souvent difficile de justifier l’intérêt des Tiers Lieux auprès des pouvoirs publics autrement que par le nombre d’emplois générés. Et toi, quelle valeur perçois-tu autour des Tiers Lieux ?
S.R. : Selon moi, la valeur des Tiers Lieux est avant tout humaine et sociale, donc sociétale et politique. Ces espaces permettent à des gens qui sont à un moment donné de leur vie, de leur parcours professionnel et social de faire un pas de côté, d’exister dans et pour la ville. Ce sont des lieux d’émancipation individuelle dans un cadre collectif, des lieux de transmission et d’apprentissage, des écoles hors les murs. Et peut-être que de ces échanges vont naître des projets qui les dépassent, avec des externalités positives sur le territoire. Un tiers lieux ne garde pas des gens et des projets! C’est l’émancipation des projets sur un territoire qui est intéressante , un tiers lieux doit innerver, irriguer!
Par exemple, à Pasteur, on a accueilli pendant un mois La Belle Déchette, un projet de recyclerie qui n’avait pas les moyens de louer un local en centre ville. S’il n’y avait pas eu un lieu gratuit leur permettant d’expérimenter, d’être ouvert au grand public et aux élus, il n’y aurait pas eu La Belle Déchette aujourd’hui sur le territoire. Et c’est bien là que se joue notre rapport de force positif avec la ville, nous l’avons dénommé notre “rapport d’utilité”.
Les Tiers Lieux, ce sont des lieux d’émancipation individuelle dans un cadre collectif, des écoles hors les murs.
Les Tiers Lieux seraient donc un projet éminemment politique, un nouvelle fabrique de la ville par et pour les citoyens ? Jusqu'à se substituer aux services publics ?
S.R. : Les Tiers Lieux sont des laboratoires d’innovation par l’expérimentation en terme de responsabilité citoyenne et donc politique de leur gouvernance. A Paris, le projet d’urbanisme transitoire des Grands Voisins a complètement redynamisé le 14e, en y introduisant une mixité d’usages et de publics très forte. Même si le projet d’écoquartier à la place des Grands voisins n’est pas remis en question, une partie de la programmation actuelle va être conservée dans le cadre de l’aménagement futur. En démontrant la valeur sociale et humaine du projet, les Grands voisins ont réussi à instaurer un rapport de force avec la ville, ce qui leur a permis d’infléchir le projet initial et d’ouvrir un nouveau rapports en la ville et les privé face à leur patrimoine vacant. A Pasteur, c’était différent puisqu’il n’y avait pas de projet : on a eu page blanche. Mais de la même façon, ce sont les citoyens qui ont redonné au bâtiment une valeur d’usage qu’il n’avait plus, par leurs projets, leur inventivité et leur capacité à s’approprier les lieux.
C’est vrai que Pasteur a fait office de service public et d’aide à la personne pendant trois ans et demi. Pour autant, je ne crois pas que Pasteur, et les Tiers Lieux en général, doivent se substituer aux acteurs institutionnels. Les deux sont complémentaires ; on se nourrit mutuellement. Par exemple, à Pasteur, on vient de lancer avec un psychiatre de l’institution hospitalière de la ville des formations dites “Université Foraine” à destination des travailleurs sociaux de la ville via le CCAS et la mission locale au phénomène grandissant et contemporain de précarisation des individus dans la société. La fabrique de la ville se joue aussi là : dans les allers-retours entre acteurs institutionnels et « informels ».
La fabrique de la ville se joue dans les allers-retours entre acteurs institutionnels et « informels ».
Pour finir, que penses-tu de la recommandation de la Mission Coworking qui consiste à professionnaliser le métier d’animateur de Tiers Lieux ?
S.R. : Je suis contre. N’importe qui peut être animateur de Tiers Lieux, c’est avant tout une question d’envie et de posture. Si on doit passer son DU pour être concierge, c’est fini. Moi je suis architecte, je n’ai pas de diplôme de conciergerie et pourtant je le fais. On peut être serveur, coiffeuse ou géographe et assumer ce rôle. Chaque concierge doit pouvoir venir avec ses compétences singulières. C’est ce qui fait toute sa richesse. Après, je trouve l’idée de l’entraide entre animateurs intéressante. Des formations en pair à pair, des petits groupes de travail pour mutualiser les compétences et donner des conseils, cela pourrait aider oui. L’essentiel, cela reste de faire du lien, d’accueillir. D’aller chercher l’autre qui ne vient pas - de façon à rester un lieu ouvert et accessible à tous.
Le rôle du Tiers Lieux, c'est d'aller chercher l'autre qui ne vient pas