Cet article s’inscrit dans la série Les nouveaux imaginaires, une série qui invite à décrypter nos imaginaires d'aujourd'hui et d’hier.
Le travail constitue l’une des pierres angulaires de notre société. Il occupe nos journées, parfois nos nuits. Mais pourquoi travaille-t-on ? Pour gagner sa vie ? Pour vivre confortablement ? Dans une étude de l’Obsoco, 78% des Français attendent du travail qu’il les rende heureux ou qu’il participe de la “réalisation de soi”. 44% des répondants de cette même étude placent la “réalisation de soi” comme ce qui résume le mieux une vie réussie. Et ce, devant l’“aisance financière” et le “confort matériel”, c’est dire !
Dès lors, rien d’étonnant à voir le travail sur soi s’inviter en entreprise. Recrutement de Chief happiness officer, définition de sa raison d’être, valorisation des soft skills, élaboration de son Ikigai, etc. Du psy à l’open space, il n’y a qu’un pas ! Et pourtant, le travail a-t-il toujours été envisagé comme un espace de “réalisation de soi” ? Dans quelle mesure peut-il vraiment l’être ? Regardons-y de plus près.
Otium et negotium, où quand moi et travail étaient antinomiques
L’étymologie même du mot travail ne pouvait pas laisser supposer son rapprochement ultérieur avec l’idée d’une “réalisation de soi”. En effet, le “tripalium” désignait une torture ayant le raffinement de s’exercer à l’aide de trois pieux. Cette vision peu reluisante se doublait d’une dichotomie des temps latins et de leur hiérarchisation : l’otium et le negotium. D’un côté, l’élévation par le loisir et la pratique de ses arts et de sa liberté intérieure, de l’autre, le négoce, la désillusion du moi, son aliénation dirait-on quelque temps plus tard.
On peut, dans un autre socle religieux et culturel, également mentionner les déboires de ce pauvre Adam, qui devra payer sa cupidité d’une vie de labeur - pour lui et les siens.
Alors à quel moment un objet de torture est-il devenu l’alpha et l’omega de nos sociétés ? Evidemment, Rome ne s’est pas faite en un jour, pourtant on peut présupposer que l’apparition du capitalisme, comme un mode de partage des richesses, et sa rapide diffusion ont quelque chose à voir là-dedans.
De la “valeur travail” à la valorisation de soi
Ce grand mouvement du capitalisme a fait l’objet de nombreuses théorisations. L’une d’elle, reprise notamment par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans “Le nouvel esprit du capitalisme”, imagine différents “esprits du capitalisme” qui vont correspondre à des époques successives. Ces esprits sont issus des travaux de Max Weber, notamment dans “L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme”, et correspondent à ce qu’on pourrait aujourd’hui appeler le système de valeurs de l’époque à laquelle ils apparaissent. Ils ne sont pas exclusifs les uns des autres mais vivent ensemble au sein de la société et des individus eux-mêmes.
Le premier “esprit du capitalisme” pourrait être synthétisé par la citation de Benjamin Franklin : “Le temps c’est de l’argent”. Il s’agit alors d’accumuler du capital. Pour Max Weber, cet esprit est empreint des valeurs du protestantisme et de l’idée de prédétermination. Pour ainsi dire Dieu, en vous envoyant sur Terre, sait d’ores et déjà si vous terminerez en enfer ou au paradis. Votre mission sur Terre se résume à en recueillir des indices. La réussite, notamment financière, en est un. D’où l’importance du travail et de la thésaurisation comme une éthique pour soi et la communauté.
Le second “esprit du capitalisme”, qui apparaît ensuite, consacre la “valeur travail”. Il s’agit alors de “travailler pour gagner sa vie”: c’est l’ère de l’employé modèle et de son dévouement à l’entreprise, de la méritocratie, du “Si on veut on peut”. C’est surtout le moment de la mise au travail des masses prolétariennes, les industries ayant besoin d’énormément de main d'œuvre. Par ailleurs, ce deuxième esprit, en sacralisant “la valeur travail” va, par un mouvement mécanique, favoriser l’apparition de la consommation de masse.
Enfin, d’après Boltanski et Chiapello, nous serions face à un troisième mouvement du capitalisme, celui dans lequel on va sanctifier l’individu et sa créativité : chacun est appelé à devenir entrepreneur de soi-même. Par ce mouvement, les frontières sont devenues poreuses : le film vu le dimanche soir peut être allègrement mobilisé lors du brainstorming du lundi matin, l’exposition agit tout autant comme nourriture individuelle que comme gageure d’autorité en semaine, et les qualités humaines deviennent autant de mots clefs présentées comme des soft skills dans le CV. On valorise ainsi la subjectivité des individus et, dans le même mouvement, la frontière entre le pro et le perso, le bureau et la maison, le travail et le loisir, s’efface.
Pour la “classe créative” - cette population urbaine, mobile, qualifiée et connectée identifiée et ainsi baptisée par le géographe Richard Florida - le travail doit intrinsèquement répondre à la promesse d’une réalisation de soi. Celle-ci devient même une finalité attendue du travail. Mais que cache cette extension des attentes vis-à-vis du travail ? Comme souvent, l’inflation des promesses d’autonomie se double de nouveaux attendus…
La mise au travail total, ou l’extractivisme capitaliste de l’humain
Ce qui apparaît relativement clairement, c'est que - une fois de plus - ce qui était hors marché et appartenait à l’intime semble être récupéré par la grosse machine capitaliste. On pourrait même y voir une nouvelle frontière de l’extractivisme capitaliste. Là où le marché s’est nourri de sa capacité à retirer à notre environnement mondialisé les ressources nécessaires à la création de “valeur” dans son système, le corollaire social du capitalisme qu’est le travail, fait de même à l’échelle de l'individu. Les qualités, inclinations, curiosités personnelles deviennent autant de matières premières à mettre à l’emploi pour alimenter la bête. Fini le jardin secret, chaque parcelle peut devenir un avantage compétitif sur le marché du travail. Le philosophe André Gorz, l’un des initiateurs de l’écologie politique, avait déjà identifié ce mouvement. Pour lui, il était nécessaire, en marge d’une activité productive, de travailler à la “production de soi” pour sanctuariser sa subjectivité et avoir des activités “hors marché” qui ne pouvaient pas être récupérées par la mécanique de récupération du capitalisme. C’était, selon lui, l’effort à fournir pour ne pas faire l’objet d’une mise au “travail total”.
La crise de l’âge d’or de la “classe créative” : le temps des Bore, Brown et Burn Out
Cette vision qui fait de la recherche d’une carrière, un enjeu tant pécuniaire qu’une quête identitaire semble toucher à ses limites. L’anthropologue David Graeber faisait état d’une réalité toute autre, celle de près d’un tiers de la population considérant que son métier n’a pas d’utilité voire nuit à la société. Dans ces conditions, la promesse de réalisation de soi apparaît comme non tenue pour nombre de personnes. Les symptômes sont là : les bore, les brown et les burn out - risques psychosociaux induits par le travail et son organisation - se multiplient. Les individus s’épuisent dans une quête inassouvissable : la soif de réalisation sous condition d’implication personnelle ne peut être étanchée. Cette situation ouvre la voie à de nombreuses adaptations et questionne sur les limites de ce nouvel esprit du capitalisme.
Se réaliser, c’est réaliser quelque chose
La réalisation de soi pour ces “classes créatives” a quelque chose de partiel. Elle présume du fait que le simple exercice de sa subjectivité peut suffire à se réaliser. Ainsi, l’objet auquel elle s’applique disparaît au service d’une créativité individuelle réduite à un muscle, à une fonctionnalité qu’il s’agirait d’exercer. C’est faire peu état d’un besoin plus profond de la nature humaine ! Celui de voir le produit de son action et même, de le juger bon. Cette amputation de la finalité fait donc l’impasse sur l'œuvre de l’Homme et l’aliène de son impact.
L’épithète “créatif” est en soi révélateur de ce travestissement. Appliqué à tout, il n’est la gageure d’aucune production là où l’artiste ne peut se penser sans un donné à voir.
Dans le même temps, s'il y a bien un moyen de s’engager sur le chemin de la réalisation de soi, c’est sûrement en faisant. Faire, laisser une trace dans du concret, c’est laisser une marque de son passage. Ce qu’on pourrait appeler les plaisirs simples prennent ici du gallon : jardiner, construire, aménager mais aussi ranger, nettoyer. La question que nous pouvons nous poser à ce stade c’est : comment la promesse de la réalisation de soi par le travail peut-elle être tenue pour la “classe créative” si celle-ci ne “fait” rien, ne laisse pas de traces ? La quête se heurte à un phénomène historique bien connu, le mur d’une complexité croissante des systèmes de production faisant perdre de vue la finalité de l'œuvre collective.
C’est notamment le propos du philosophe devenu garagiste Matthew Crawford - il a été directeur d’un puissant think tank américain le jour, tout en démontant des motos dans son garage la nuit - dans son “Eloge du carburateur” qui fustige la “société de la connaissance” et prône un retour au manuel. D’après lui, nos sociétés tertiarisées ont tout simplement oublié ce qu’est un “bon travail” et que celui-ci est nécessaire pour imaginer une “vie bonne”. Le travailleur est dépossédé de son œuvre, il a perdu le sens de ce pour quoi il travaille. Crawford - et quelques autres avant lui - voit dans les ressorts même du capitalisme - la maximisation de la productivité au bénéfice de quelques capitalistes - les causes de l’aliénation que produit le travail aujourd’hui.
Face à la crise, des entreprises en quête de sens…
On sonne donc le glas de cette promesse de réalisation de soi ? Cela serait sans compter sur la capacité d’adaptation du capitalisme qui n’a d’égale que son appétit à intégrer toute critique extérieure dans son système de valeur. Forte de ce constat, l’entreprise s’appareille pour clarifier sa visée sociétale : il en va des politiques RSE à la loi PACTE qui vise à (re)donner à l’entreprise sa fonction sociale. L’entreprise opère sa mue pour redonner un sens au travail, au double sens du terme, c’est-à-dire une direction mais aussi une signification. Après des années où le travail avait une vertu en soi, forcément cela questionne ! Cela amène à reposer des questions que l’on pourrait qualifier d’existentielles. Quelle est ma vision de la société ? Quelle contribution positive mon entreprise y apporte-t-elle ? Comment évaluer la performance par-delà les sacro-saints bilans financiers ? Dans le cadre de cette remise en question - tant nourrie par l'hémorragie des talents internes victimes des divers B… Out que par les injonctions pressantes au changement venues de la société civile - s’invite dans le champ de l’entreprise des figures nouvelles, issues des sciences sociales, des mouvements militants, accompagnés de divers stratèges qui, toutes et tous, s’évertuent à questionner le business as usual.
…Et vers un âge d’or de l’industrie de la bifurcation ?
De la part des individus ensuite, on voit apparaître un effet rebond. Les appels à la bifurcation font florès. Citons ici le BigQuit, ce mouvement très anglo-saxon de démission massive qui semble aujourd’hui arriver en France (en juillet 2021, les démissions se situent 19,4 % au-dessus des valeurs observées deux ans auparavant) et dont Queen Beyonce herself s’est fait la porte parole lui offrant un hymne dans son dernier album, excusez du peu. Mais citons aussi les nombreux appels à ne pas simplement quitter son job mais à "bifurquer", comme le veut à présent l’expression consacrée. Comme ces étudiants d’AgroParisTech qui, le jour de leur remise de diplôme, encouragent leurs camarades à refuser les “jobs destructeurs” promus par leur école pour emprunter un chemin tout à fait différent.
Alors, quand les employés sont en sortie de route, est-ce le système déraille ? Ce geste radical s'il en est semble prêt à ouvrir l’appétit du monde de la formation professionnelle. En témoigne l’explosion de l’industrie du bilan de compétences en vue d’une transition / évolution / reconversion - et pourquoi pas métamorphose tant qu’on y est ? - professionnelle, qui a vu son nombre de clients augmenter de près de deux tiers en l’espace d’un an - CPF à l’appui. Comme souvent dans une ruée vers l’or, ce sont les vendeurs de pelles qui s’enrichissent.
Réalisation de soi, quête de sens et travail : quand les temps se scindent
Si la promesse de la réalisation de soi à travers le travail ne peut être tenue, elle semble ouvrir la voie à une quête de sens plus globale. Certains, dans une visée purement utilitariste, prennent état de cette limite et emploient leur temps non travaillé à faire fructifier leur capital acquis au travail au service d’une bonne œuvre. D’autres, membres du mouvement FIRE, visent à condenser leurs efforts de labeur sur un minimum de temps pour bénéficier de l’otium tout latin que représente aujourd’hui une retraite à 40 ans.
Les chemins de traverses sont nombreux et nourrissent de multiples expérimentations et errements ébranlant toujours un peu plus les dogmes sur lesquels les entreprises étaient assises. Un émiettement des relations au travail. Un émiettement des finalités assumées des entreprises. Un émiettement des temps individuels, entre production de soi et production tout court. Queue de comète d’un temps singulier où réalisation individuelle et ouvrage collectif avaient étrangement fusionné ?
Il y a fort à parier que cette quête de sens donne lieu à des fuites en avant vers des solutions de repli bon marché, qui tout en faisant vœu de transformation n'adressent pas les problématiques réelles. Néanmoins prise avec sérieux, elle ouvre la voie à l’expérimentation, au tâtonnement. Cette “quête de sens” invite alors à une réflexivité et à un questionnement individuel et collectif. Alors, peut-être, se dessine une petite porte de sortie qui nous conduira vers une authentique “production de soi”, non inféodée à la valeur travail ?
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Anaïs Guillemané Mootoosamy est directrice du planning stratégique et de l'innovation chez W.
Edwin Mootoosamy Guillemané est le fondateur de la société de production audiovisuelle Choses Communes.
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L’édito de la série « Les nouveaux imaginaires » est à lire ici.
Le premier épisode : Le retour à la nature
Le second épisode : L’effondrement, la nouvelle fin du monde ?