Associer État et communs est-il un paradoxe ?
Excellente question. A priori, on peut penser que cette association entre État et communs serait un paradoxe pour au moins quatre raisons.
Premièrement, si on regarde du côté de la théorie politique, l'État moderne s'est construit comme garant de l'intérêt général, particulièrement en France, alors que les communs répondent principalement aux intérêts de la communauté qui en prend soin et les utilise.
Deuxièmement, si on prend le point de vue de l'économie politique, l'État est un acteur historique du développement de l'économie capitaliste qui a été prédatrice des communs. Dans ses écrits, Marx montre comment la nouvelle classe bourgeoise qui a émergé en Angleterre à la fin du Moyen-Âge a joué un rôle central dans le phénomène des enclosures, c'est-à-dire la privatisation des terres et des forêts dont l'usage était jusqu'alors partagé, pour les mettre au service d'activités productives lucratives, notamment l'élevage de moutons dont la laine était destinée à l'industrie textile naissante1. En plus d'un phénomène central pour le capitalisme terrien, l'enclosure a entraîné un exode rural, créant une "armée de réserve" de travailleurs dans les villes anglaises pour alimenter en bras le développement du capitalisme industriel. Dans la même perspective, des universitaires ont considéré que les États, en particulier les États-unis, ont joué un rôle central dans l'apparition du capitalisme numérique au tournant des années 1980 lorsqu'ils ont étendu les droits de propriété intellectuelle sur les logiciels puis les contenus culturels qui circulaient jusqu'alors librement sur Internet. Par analogie, le juriste James Boyle a qualifié ce phénomène de "second mouvement d'enclosure"2. Savoir si l'État a toujours favorisé l'économie capitaliste plutôt que l'économie des communs revient au débat classique parmi les marxistes entre Miliband et Poulantzas : l'État est-il par nature un soutien du capitalisme (comme le soutenait Miliband) ou bien l'est-il mais de manière conjoncturelle (comme le soutenait Poulantzas), parce que le rapport de force penche aujourd'hui en faveur des capitalistes, mais qu'il pourrait, dans une autre conjoncture, s'y opposer3.
Troisièmement, d'un point de vue de la sociologie de l'État, les bureaucraties modernes se sont constituées en établissant des modes d'organisation particuliers. D'après le sociologue Max Weber, l'administration a construit sa légitimité sur le fait qu'elle reposait sur des règles rationnelles et légales (par exemple, le recrutement des fonctionnaires a permis d'éviter des formes de népotisme, la publicité des marchés publics est censée empêcher les formes de favoritisme). Mais cette forme d'organisation bureaucratique peut s'opposer à la logique des communs parce que ce sont les administrations qui établissent et font appliquer les normes, ce qui s'oppose à l'auto-institution des règles par les communautés de commoneurs. Tout au long de l'histoire de la construction de la bureaucratie moderne, il y a eu des résistances de la part des commoneurs qui considéraient que la bureaucratie d'État était une source d'ingérence dans leurs activités. La plupart des règles traditionnelles d'usage et de gestion des communs, des pâturages, des ressources en eau, etc. ont été détricotées en faveur de règles qui provenaient de l'administration, du découpage du territoire, du respect de normes sanitaires ou économiques, etc.
Dernier paradoxe, cette fois-ci qui vient de la théorie des communs. À l'origine, les communs ont été conceptualisés dans une perspective critique de l'État. La politiste Elinor Ostrom, qui a joué un rôle central dans la conceptualisation des communs, était une chercheuse de la discipline académique qui s'intéresse à l'analyse de l'administration publique (la Public Administration). Au début de sa carrière, elle s'est étonnée que les communautés de citoyens qui s'organisaient entre eux pour produire des services collectifs soient absents des travaux de ses collègues. Elle a donc mené beaucoup d'enquêtes pour prouver que si, les citoyens pouvaient s'auto-organiser, notamment pour gérer des ressources partagées, et qu'ils étaient des acteurs à part entière de l'action publique4. Et pourtant, malgré ces quatre paradoxes, on voit depuis une dizaine d'années des rapprochements entre État et communs. Des acteurs publics se saisissent de la notion de commun pour essayer de transformer l'administration (par exemple Henri Verdier aujourd'hui Ambassadeur français du numérique), et à l'inverse des commoneurs demandent à l'État de soutenir les communs (par exemple Michel Bauwens qui plaide pour un État-partenaire des communs).
Au-delà de ces rapprochements, on peut voir qu'au-delà des paradoxes, il y a des points de convergences entre État et communs. Si on reprend rapidement les quatre points :
D'un point de vue de théorie politique, les communs peuvent servir l’intérêt général. Par exemple, les peuples autochtones veulent préserver l'Amazonie pour leurs propres intérêts, mais ça contribue dans le même temps à l’intérêt de tous.
Du point de vue de l'économie politique, je penche pour une lecture dynamique d'un État structuré par des rapports de force, certes qui penchent aujourd'hui en faveur du capitalisme, et encore il faudrait expliciter de quel type de capitalisme, mais une partie des rapports de force peut être renversé en faveur des communs. Par exemple, quand Ada Colau est devenue maire de Barcelone en 2015, elle a un peu renversé le rapport de force en recrutant et soutenant des agents publics favorables aux communs et en luttant contre des acteurs du capitalisme numérique comme Airbnb.
Concernant la sociologie de l'État, on a vu durant le XXe siècle une évolution des bureaucraties, notamment ce qu'on appelle le New Public Management qui a transformé l'administration en incorporant des logiques d'organisation du privé. Et bien on peut penser que des évolutions pourraient avoir lieu en incorporant des logiques d'organisation des communs. Certains chercheurs parlent de New Public Governance pour désigner les nouvelles formes d'organisations publiques en réseau ou collaboratives, c'est un terme trop large, mais on peut penser à des réformes de la bureaucratie inspirées des communs allant dans ce sens.
Et pour finir dans la théorie des communs, Elinor Ostrom montre que l'État doit tolérer les règles des communs pour que ces derniers soient durables. Voire, dans certains de ses écrits, elle explique que l'État peut renforcer certaines règles des communs en les transformant en législations.
Donc il y a des paradoxes, mais aussi des convergences, entre l'État et les communs.
En quoi les communs transforment-ils l’État ?
Il y a deux formes de transformations principales.
D'abord, les communs apparaissent comme de nouveaux objets légitimes pour l'action publique (on appelle ça des "catégories d'action publique"). Jusqu'alors, l'État était... je ne dirais pas aveugle, mais il ne prenait pas en considération cette catégorie d'objet social, sinon pour s'y opposer comme on a pu le voir avec l'enclosure des logiciels aux États-Unis. Aujourd'hui, les communs sont devenus des objets d'attention de la part des collectivités territoriales, de certains ministères et d'administrations comme l'IGN et l'ADEME. C'est une première transformation.
Malgré les paradoxes, on voit depuis une dizaine d'années des rapprochements entre État et communs
Ensuite, et c'est ce que j'ai étudié dans ma thèse, les communs deviennent un instrument de réforme de l'administration. Je vais prendre un exemple pour l'illustrer. Decidim est une plateforme de participation citoyenne en ligne qui a été mise en place en 2016 par la mairie de Barcelone, avec l'idée d'en faire également un instrument pour "commoniser" les pratiques administratives. Au lieu de privatiser ou garder Decidim comme une propriété publique, le code du logiciel et les comptes associés (Twitter, etc.) ont été transférés à l'Association Decidim qui regroupe l'ensemble de la communauté des développeurs et des utilisateurs. La mairie avait tout de même investi quelques millions, et le fait de transférer la propriété à un commun était assez nouveau. Pour financer l'association, au lieu de passer par un partenariat public-privé, ils ont essayé d'inventer un partenariat public-commun. Dans l'accord-cadre qui institue ce partenariat, il est stipulé que les choix stratégiques de développement du logiciel doivent se faire en suivant les décisions de l'Association et non en suivant les décisions de la mairie. Ce qui n'est pas sans poser problème : que faire si la communauté ne veut pas développer le logiciel selon les besoins de la mairie qui finance par ailleurs ? Donc ils ont dû transformer les pratiques administratives, ils ont mis en place un comité de suivi pour permettre à l'administration de garder un œil sur les choix stratégiques du logiciel, mais en même temps ce comité n'a pas trop de pouvoir décisionnel, pour laisser la plus grande autonomie à l'Association.
Quand on creuse, on voit donc que les communs transforment les pratiques administratives par les marges.
Si je me place d'un point de vue plus prospectif, je pense que l'État pourrait avoir trois rôles pour, et se transformer de trois manières par, les communs. L'État pourrait :
- Protéger les communs plutôt que les acteurs du capitalisme marchand. Dans mon association la Société des communs, on défend un État ordo-communaliste. Plutôt que l'État garantisse le marché libre et non-faussé comme le veut l'ordo-libéralisme, l'État pourrait garantir les communs libres et auto-organisés. Typiquement, à Sainte-Soline, l'État défend l'appropriation marchande de l'eau plutôt que sa mise en commun...
- Soutenir les communs. Cela peut passer par des subventions, des législations ou encore des politiques publiques ambitieuses.
- Contribuer aux communs. Par exemple via des partenariats public-communs ou via la contribution des agents publics aux communs. Les agents de l'IGN pourraient ainsi avoir pour mission de contribuer à OpenStreetMap.
Mais est-ce qu'il n'y a pas un risque de désengagement de l'État ?
Oui, c'est un vrai risque et il faut être méfiant. C'est ce qui est arrivé avec la politique de la Big Society voulue par David Cameron au Royaume-Uni en 2010. Il voulait stimuler les initiatives de la société civile, c'était beaucoup de beaux discours, mais en réalité, il en a profité pour désengager l'État et réduire les dépenses publiques à l'avantage du marché.
Je pense que l'État doit être garant de l'intérêt général (un parmi d'autres) en s'organisant à travers un principe de subsidiarité. Si des communs, ou des citoyens organisés, arrivent à répondre à un besoin social en produisant un service d’intérêt général, tant mieux, mais sinon l'État doit être là pour garantir que le service soit rendu. C'est difficile à mettre en place, parce que les acteurs publics devront être très réactifs aux mouvements de la société, c'est une gymnastique à laquelle ils ne sont pas habituée, mais à mon avis ça sera nécessaire pour garantir les services publics ou d'intérêt général aux citoyens tout en permettant leur plus grande implication.
Est-ce que tu pourrais définir la logique contributive et nous expliquer plus en détail comment l'articuler à l’égalité face aux services publics ?
La logique contributive, c'est ce que l'on appelle aussi le pair-à-pair (peer-to-peer) ou parfois aussi le crowdsourcing. Elle se déploie dans des projets où tout le monde peut théoriquement contribuer pour produire et enrichir la ressource, à l'exemple de Wikipédia ou du partage de fichier pair-à-pair. D'un point de vue de philosophie politique, certains théoriciens considèrent même qu'Internet a permis l'avènement d'une société contributive. Avec les réseaux, nous sommes tous contributeurs : Facebook n'aurait aucune valeur si les gens ne contribuaient pas en partageant des articles, des photos, des commentaires, etc. Idem pour toute l'économie collaborative : sans les contributeurs, Airbnb ou Blablacar n'auraient aucune valeur d'usage et donc aucune valeur d'échange. On est donc dans une société contributive, certes, mais avec des inégalités fortes : sur les plateformes numériques la valeur d'échange est captée par les actionnaires privés, dans les communs la valeur d'usage est redistribuée à la communauté, mais certaines contributions ne sont valorisées par personne, comme celles de certaines femmes, qui contribuent à des activités du soin (du care) mais sans aucune reconnaissance monétaire ou symbolique.
Ça me fait penser qu'il y a aussi des inégalités dans ceux qui contribuent...
Oui tout à fait. Dans le numérique il y a des critiques féministes et post-coloniales tout à fait légitimes qui dénoncent que les contributeurs sont principalement des hommes, blancs, européens et citadins. Cela se traduit sur Wikipédia par une présence plus importante de pages dédiées à des hommes européens qu'à des femmes africaines par exemple.
Il y a certains domaines où l'égalité de tous face aux services publics devrait être garantie par l'État.
Pourrais-tu revenir sur la tension entre logique contributive et logique d'égalité des services publics ?
Je vais prendre l'exemple de la BAN, qui est une base de données qui regroupe les adresses et leurs coordonnées géographiques. Plusieurs administrations en avaient une comme l'INSEE, Bercy, l'IGN (Institut National de Géographie), La Poste (qui a été privatisée entre temps), mais ce n'était pas unifié. En parallèle Google Maps commençait à monter. Mais aucune administration ne bougeait pour créer une base unique. C'est donc la communauté OpenStreetMap France qui a commencé le projet. Et puis son président a été recruté par la Direction Interministérielle du Numérique pour mettre en place une base de données unifiée qui soit gérée et produite de manière contributive comme un commun. L'ancien DG de l'IGN voyait une limite dans ce mode de fonctionnement : « le contributif en ville, c'est génial, parce que il y a plein de contributeurs en zone dense, mais que faire des 97% du territoire où il y aura moins de contributeurs ? » C'est là qu'un partenariat public-commun a tout son sens : en ville, l'IGN soutient la communauté OSM, et là où elle est absente, il faudra des agents IGN pour collecter et traiter la donnée.
Ce qui est central, c'est de garder l'égalité face au service public, et tirer si possible profit de la logique contributive. Cette question se pose au sujet de l'éducation. Est-ce que les écoles doivent être des communs, auto-gérés par les habitants et les parents du coin ? À mon avis, cela risquerait de renforcer les inégalités parce que l'éducation sera meilleure dans certains quartiers où les parents ont plus de capital culturel (ce qui est déjà le cas, mais ces inégalités territoriales seraient renforcées). Il y a certains domaines où l'égalité de tous face aux services publics devrait être garantie par l'État. Pour autant, une fois qu'on a dit ça, on peut très bien penser à des modes originaux de partenariat public-communs. Par exemple, il pourrait y avoir des potagers partagés dans les cours de récréation, que gèrent ensemble, les élèves, les parents et les voisins. Quant à savoir quels domaines doivent relever du public, du commun, du privé, ou d'une hybridation, ça devra être de décisions collectives et démocratiques, ça ne peut pas se faire de façon théorique.
Intérêt général et intérêt du commun se rejoignent-ils forcément ?
Comme on l'a vu, pas forcément. L'historienne Alice Ingold a travaillé sur l'évolution de la gestion de l'eau suite à la Révolution française. Elle montre comment certaines sources d'eau étaient gérées de manière pérenne par des communautés locales qui ouvraient ou fermaient leur accès, qui excluaient ceux qui ne respectaient pas les règles, etc. Mais avec la Révolution français, et notamment la loi Le Chapelier de 1791, il y a eu une volonté de supprimer ces corps intermédiaires et de récupérer la gestion de ces ressources par les administrations publiques au nom d’une prétention d’universalité. Cette eau utilisée localement pouvait avoir une utilité pour une industrie dans une autre région. On voit là une tension entre un intérêt "plus général" censé être porté par l'État et l'intérêt de communautés locales5.
Un autre exemple, les coopératives d'habitat qui représentent un modèle de propriété partagée des logements (pas très développé en France mais beaucoup plus en Suisse, en Autriche ou en Europe du Nord). Il peut y avoir des coopératives d'habitat, qui décideraient collectivement d’accepter des nouveaux membres en fonction de leurs origines ethniques. On voit que l'intérêt du commun est très éloigné de l'intérêt général, et l'État pourrait avoir pour rôle de dire qu'il y a une limite à l'auto-gouvernance des communs d'habitat, par exemple sur les règles discriminantes qu'ils pourraient mettre en place.
Nous prônons une alliance entre une multiplicité de communs (naturels, urbains, numériques, etc.), un marché éthique (qui n'empiète pas sur les communs), et un État-partenaire (qui soutient les communs tout en régulant le marché et en étant garant de l'intérêt général).
Quelle peut-être la place des agents publics dans les projets de communs ?
Cela nécessite une reconfiguration de leur rôle. Les agents ont des ressources propres à l'administration : une proximité avec le pouvoir politique, des capacités d'action (des budgets, des locaux...) et une légitimité symbolique accordée à leur parole. Ils peuvent mettre ces ressources au service des communs. Mais avec le risque d'en faire trop, de prendre trop de place, et de perturber leur gouvernance. Pour l'instant, c'est un jeu d'équilibriste parce qu'il n'y a pas encore de doctrines et de règles vraiment instituées. Mais je pense qu'elles vont apparaître avec le temps, pour instituer les relations entre acteurs publics et communs, comme on l'a vu dans le cas de Decidim qui a créé un antécédent au sein de la mairie de Barcelone.
Cette transformation nécessitera également de revoir la formation des agents publics comme le préconisait d'ailleurs Elinor Ostrom. Il faut sortir de la logique « le fonctionnaire, il fonctionne », une phrase que j'ai souvent entendue au cours de mes enquêtes. Les agents publics doivent être formés à écouter, dialoguer et collaborer avec les communautés de citoyens. Ils doivent aussi être formés pour avoir une plus grande créativité et agilité juridique. Les partenariats avec les communs impliqueront des accords variés et hétérogènes qu'il faudra inventer.
Les communs participent-ils réellement à l'empouvoirement des citoyens ?
D'un côté, oui. Les communs permettent aux citoyens de participer à des projets d'intérêt collectif et donc d'avoir plus de pouvoir d'agir et de décision. Je suis membre du supermarché coopératif La Louve, dans le 18ème arrondissement à Paris. On peut décider d'ajouter des produits en rayon, on peut avoir des discussions collectives en Assemblée générale sur les choix budgétaires, RH ou encore sur le taux de marge. Je suis aussi membre d'Enercoop pour l'électricité, le Crédit Coopératif pour ma banque. Je ne participe pas activement à la gouvernance de ces structures, mais je pourrais théoriquement si je le voulais.
Mais d'un autre côté, les communs ne donnent pas le pouvoir à tous les citoyens. Le supermarché La Louve est ancré dans un quartier populaire du 18ème mais principalement fréquenté par des « bobos » du 19ème. L'équipe essaie de mettre en place des choses pour attirer des populations plus défavorisées mais sans grand succès pour l'instant. Wikipédia a aussi pu être critiqué, à juste titre, dans une optique féministe et décoloniale : les hommes blancs sont surreprésentés dans les contributeurs, et par conséquent dans les articles. Plus largement, il faut des ressources en temps et certaines compétences inégalement réparties dans la société pour contribuer aux communs. L'inclusivité est un gros chantier des communs, il faut s'y atteler.
Ça peut aussi inclure les citoyens aux décisions politiques...
Les communs ont la vertu d'acculturer et de former les citoyens à faire partie de projets collectifs avec des gouvernances démocratiques. Ils sont ainsi confrontés aux débats contradictoires en assemblée générale, ils apprennent à argumenter leur position, à avoir leur mot à dire, à négocier et à faire des concessions... Faire parti d'un commun, mais c'est aussi le cas des associations et des coopératives, ça politise les gens. Il y a de nombreux travaux en sciences politiques qui montrent la corrélation entre investissement associatif et participation politique6.
Au sein de notre collectif Société des communs, on préconise de former les élèves aux communs numériques, ce qui leur permettrait non seulement d'être des utilisateurs actifs et non passifs du numérique (même si certains ont déjà des usages très créatifs), mais aussi d'apprendre à coopérer ou prendre des décisions collectives. Si je reprends l'exemple des potagers partagés dans les cours d'école, les élèvent apprendraient à gérer ensemble cet espace vert partagé, à débattre, etc. L'éducation civique gagnerait à passer par une éducation aux communs.
Les communs peuvent-ils être une réponse aux enjeux environnementaux et sociaux actuels ?
Tout à fait, ils le sont déjà. D'un point de vue écologique, Ostrom a bien montré que sous certaines conditions la gestion des ressources naturelles en commun est plus durable que par le public ou le privé. On voit bien que cela va être de plus en plus important, notamment pour les ressources hydriques. C'est aussi le cas dans la santé : les experts estiment que nous serons confrontés à d'autres crises sanitaires. Beaucoup d'argent public a été déversé dans les vaccins contre le Covid-19 et on se retrouve avec une grande partie d'entre eux qui sont sous brevet. Ce n'est plus possible d'opérer comme cela. Il faut s'inspirer du modèle du Drugs for Neglected Diseases initiative (DnDI) qui réunit un ensemble d'acteurs comme le ministère de la Malaisie, l'Institut Pasteur et Médecin sans frontières, mais aussi des industries comme Sanofi, pour développer des médicaments pour des marchés peu ou pas rentables. Les formules des médicaments sont transférées à des producteurs de médicaments pour des prix très bas et abordables par les populations locales dans une logique de justice sociale et sanitaire. À ce jour, plus d'une vingtaine de médicaments ont ainsi été développés en commun et ont été distribués à plusieurs centaines de millions de patients à travers le monde, par exemple pour lutter contre la malaria.
Mais en même temps, les communs ne sont pas une solution à tout. L'allocation des ressources par le marché peut être efficace dans certains domaines. Benoît Borritz, qui travaille sur la monnaie et les communs, donne l'exemple du financement des restaurants dans une rue. L'administration locale, ou même les habitants du quartier, peuvent essayer de décider qu'il y aura un restaurant italien, un restaurant japonais et un restaurant mexicain. Mais si on doit décider de tout comme ça, on risque d'avoir des vies très bureaucratiques. On peut aussi laisser les restaurateurs s'implanter librement, et ceux qui rencontrent une demande restent, les autres ferment, la logique du marché peut s'avérer assez efficace ici.
Comme Michel Bauwens, nous prônons une alliance entre une multiplicité de communs (naturels, urbains, numériques, etc.), un marché éthique (qui n'empiète pas sur les communs), et un État-partenaire (qui soutient les communs tout en régulant le marché et en étant garant de l'intérêt général). Dans cette société des communs, je pense qu'il est important de maintenir une strate politique. Je peux faire partie de tous les communs qui m'affectent : mon supermarché, l'école de mes enfants, mon entreprise coopérative, mais ça reste très horizontal, je ne discuterais pas des grandes orientations politiques avec l'ensemble de la société, or je pense que c'est central. Il y aura des tensions entre la légitimité démocratique locale des communs et la légitimité démocratique nationale de l'État, mais cela me paraît sain dans une démocratie vivante.
Un mot pour la fin ?
Si on regarde l'état plus large de la société, on constate que les individus sont très méfiants vis-à-vis de l'État, mais ils restent très attachés au service public. Ils sont aussi méfiants vis-à-vis du marché, comme l'ont prouvé les réactions complotistes face aux industries pharmaceutiques contre le Covid-19. À mon avis, il faut sortir des solutions binaires plus ou moins d'État ou plus ou moins de marché. Il faut réussir à dégager un nouvel horizon démocratique, qu'on appelle commun, qui ré-ancre les questions économiques, sociales, environnementales dans la société, et où les gens considèrent que la politique est plus proche d'eux.
Les communs sont un immense foyer d'espoir. J'étais à Sainte-Soline il y a quelques mois, les membres de la Confédération Paysanne portaient un t-shirt où l'on pouvait lire « L'eau est un commun, défendons-là, partageons-là ». Quand le deuxième plus grand syndicat agricole revendique politiquement les communs, on sent que quelque chose bouge. Notre mission consiste à rendre intelligible et désirable ce discours là, de le diffuser pour que les citoyens, les élus, les entrepreneurs, les étudiants, se l'approprient. Souvent j'entends dire « les communs c'est compliqué, on ne sait pas ce que c'est ». En fait, il y a des communs partout : les mutuelles solidaires, les banques coopératives, les jardins partagés, Wikipédia, les monnaies locales, les coopératives citoyennes d'énergie, même la vaisselle dans une collocation (je donne souvent l'exemple à mes étudiants) ! C'est une ressource partagée, autour de laquelle on fixe collectivement des règles, pour qu'on puisse tous l'utiliser. Les gens connaissent les communs sans forcément savoir qu'ils s'appellent comme ça. Mais bien sûr, il y a des débats sur la société qu'ils dessinent. C'est comme la démocratie. On sait très bien que c'est le pouvoir du peuple. Après, il y a des débats sur la forme que la démocratie doit prendre : est-ce que ça implique une séparation des pouvoirs, une représentation ou une participation directe des citoyens, l'indépendance des médias, un référendum d'initiative citoyenne ?
Maintenant, il faut traduire ça dans un projet politique, et ça c'est le travail des associations, des partis, des syndicats. Il faut qu'on construise ensemble la société des communs que l'on désire. Avec notre Collectif on est en train d'organiser un évènement pour avancer dans cette direction : notez le 2 et 3 février 2024 dans vos agendas, plus d'informations à venir !
(1) Marx, Karl. 2008. Le Capital, Livre I. Translated by Maximilien Rubel and Joseph Roy. Folio.
(1) Boyle, James. 2003. « The Second Enclosure Movement and the Construction of the Public Domain ». Law and Contemporary Problems 66 (1): 33‑74.
(3) Jessop, Bob. 2011. « Miliband-Poulantzas Debate ». In Encyclopedia of Power, par Keith Dowding, 416‑17. California: SAGE Publications, Inc. https://doi.org/10.4135/9781412994088.n230
(4) Ostrom, Elinor. 2010. La gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles. Traduit par Laurent Baechler. 1re éd. Bruxelles: Commission Universite Palais.
(5) Ingold, Alice. 2020. “Les Communs Au Prisme de l’État Au XIXe Siècle. Propositions Pour Sortir l’histoire Des Communs de l’ombre Portée de l’administration Étatique.” In La Nature En Communs. Ressources, Environnement et Communautés (France et Empire Français XVII-XXIe Siècle), 77–100. Paris: Champ Vallon.
(6) Verba, S., Schlozman, K. L., & Brady, H. E. (1995). Voice and equality: Civic voluntarism in American politics. Harvard University Press.