Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre ?
Laurent Fonbaustier : C’est une question importante, qui ne m’est pas souvent posée. Ce n’est pas un problème narcissique, mais social et épistémologique, à certains égards lié à la fonction du chercheur dans la place publique. Cela fait maintenant vingt ans que je navigue dans le monde du droit de l’environnement. J’ai écrit de nombreux articles universitaires, parfois techniques, évidemment jamais cités. Et puis un jour, un syndicat de magistrats me propose d’écrire un avant-propos pour un numéro consacré au sujet suivant : “Justice et Environnement”. Je n’avais alors pas le temps de rédiger un texte universitaire avec des notes de bas de page, j’ai donc fait le choix d’un texte un peu virulent, un billet d’humeur. Et le surlendemain de ce geste, Le Monde puis France Culture s’en font discrètement l’écho. Christophe Granger me contacte alors, me proposant d’écrire sur le mot “environnement” dans sa collection, et je l’en remercie. Mais vous pensez bien qu’en prenant un peu de recul, voilà qui interroge profondément sur le sens de notre métier d’enseignant-chercheur.
Est-ce que cette impuissance des chercheurs est à rapprocher de l’impuissance du droit que vous pointez du doigt ?
L. F. : Dans les mondes de chercheurs et de juristes que je côtoie, on constate en effet une vraie souffrance. Cette souffrance est liée au fait d’être aux abords de la fabrique du droit – parfois auditionnés dans des commissions parlementaires ou œuvrant à notre manière dans des cabinets ministériels – sans pour autant nous sentir impliqués dans l’indispensable changement du monde. Le diagnostic est clair : nous alimentons, le plus souvent inconsciemment, la reproduction de ce que le droit permet de conserver et de ne surtout pas changer.
Selon moi, le droit et les juristes sont véritablement mis au service d’une forme de superstructure qui empêche toute mutation du côté d’une vraie révolution, en particulier écologique. Et ce quelles que puissent être les ruses que le droit emploie pour se donner à voir dans des formes qui pourraient laisser croire possible le changement. La dignité, l’égalité, la sûreté sont ainsi des valeurs proclamées par toutes les démocraties libérales et qui passent pourtant « à la trappe » quand on regarde la réalité de l’impact réel du droit. Celui-ci repose sur une logique de conservation des hiérarchies, des phénomènes d’exclusion et c’est vrai non seulement du système juridique mais également de la démocratie représentative dans son ensemble. Pour preuve : je suis absolument certain que d’après notre système juridique actuel, ce que nous faisons est tout simplement interdit. Nous n’avons en réalité, si nous le rapportons aux valeurs sous-jacentes proclamées par nos systèmes juridiques, le droit ni d’acheter ni de transporter des fraises qui viennent d’Espagne et qui sont cueillies par des Marocaines esclavagisées. Je suis certain que le droit nous interdit de faire ça – et pourtant on le fait ou, à tout le moins, nous pouvons le faire, tous les jours, au mépris d’engagements internationaux auxquels la France est partie et de principes et droits humains constitutionnellement garantis. Le reste est finalement renvoyé ou abandonné à la morale personnelle ou collective, qui devient la source aléatoire de l’interdit. Tel est le mode de fonctionnement des démocraties représentatives dans un monde globalisé et néolibéral.
Il y a pourtant des règles, des normes qui nous font franchir des caps en matière d’environnement – telle la Charte de l’Environnement ou la récente condamnation de l’État dans le cadre de l’Affaire du Siècle – ou plus généralement sur des grandes questions de société comme le mariage pour tous.
L. F. : Il est vrai que notre Constitution, dans l’alinéa 5 de son préambule, intègre le potentiel vertigineux de la Charte de l’Environnement. Mais la grande différence entre les révolutions sociales accomplies par la loi, comme le mariage pour tous, et ce que suppose une révolution écologique, c’est que l’impuissance publique peut donner l’illusion qu’elle fait quelque chose à travers les changements dans les mœurs. C’est relativement simple d’acter le fait que demain un maire pourra indifféremment marier deux hommes ou deux femmes. Mais ce que suppose et implique l’accomplissement d’une révolution écologique, logistiquement, du point de vue des normes secondaires, des finances publiques, des programmes d’applications concrètes, des agents humains, du fin maillage entre l’individuel et le collectif, le public et le privé, c’est d’une toute autre nature. Cela ne veut pas dire qu’au niveau de la pensée et des idéaux il n’y ait pas de connexions à faire entre les deux révolutions sociale et écologique – sans doute – mais pour l’instant ce que donne essentiellement à voir l’ « impuissance publique » – je mesure mes mots –, c’est tout simplement qu’elle se porte au chevet des victimes d’attentats ou des catastrophes naturelles, mais tout ça, avec tout le respect qu’on doit aux situations concernées, ne (nous) coûte finalement, en dernière analyse, pas grand-chose. Dans le cas du mariage pour tous, le législateur n’est pas à l’origine du basculement de la société, il en est juste la caisse de résonance et en constitue en quelque sorte « l’aide au basculement ». Finalement, la thèse principale de mon livre consiste à dire, à partir de la lettre d'Épicure à Ménécée, que tant que les conditions de la révolution écologique ne sont pas réunies, le droit n’est pas utile, et quand elles le seront, le droit sera devenu inutile.
Quelles conditions ne sont aujourd’hui pas réunies pour faire advenir cette révolution ?
L. F. : Pour commencer, il y a un véritable travail sémantique à faire sur les façons dont on se représente l’environnement. Quand un indien Kuna a treize mots pour décrire les mouvements de tête d’un alligator, et qu’un scientifique français du Muséum d’Histoire Naturelle parle de biodiversité, on se rend bien compte que l’on ne parle pas du même endroit !
Le droit devrait nous permettre de nous penser dans un système d’interdépendance profonde dans lequel le mot « environnement » disparaîtrait, parce que l’essentiel de l’horizon inatteignable de l’environnement, c’est son remplacement par le « milieu ». Au lieu de ça, le droit participe aujourd’hui encore à la construction de l’environnement comme alentour, comme variable d’ajustement, comme anecdote et pure extériorité, et tout ce qui est fait – notamment à grand renfort d’un vocabulaire extrêmement trompeur – va à l'encontre de certains nobles objectifs pourtant clairement affichés.
De la même façon, je pense que nous gagnerions à parler d’êtres humains plutôt que d'individus. On focalise beaucoup l’attention commune sur les droits de l’Homme et les libertés, alors que l’un des grands enjeux aujourd’hui, du côté de l’écologie politique en tout cas, c’est bien d’interroger ce que peut bien être, dans le contexte actuel et ontologiquement en quelque sorte, l’« Homme » des droits de l’Homme. L’inclusivité, qui consiste à faire entrer dans la danse la femme si longtemps exclue, ne permet d’aborder qu’une partie du problème. Nous ne sortirons de l’impasse qu’à la condition que les titulaires des droits ne soient plus réduits à des individus fragmentés, juxtaposés, sans aucun ciment les reliant. L’individu est totalement hors-solisé et constitue en ce sens un agent économique parfait, in(dé)finiment substituable, le plus loin possible de valeurs humanistes susceptibles de reconnaître une commune appartenance au-delà des singularités irréductibles et donc des individualités non fongibles.
L’être humain, à la différence de l’individu, est justement cet être doué de sensibilité, c’est-à-dire du sentiment d’appartenance à un genre humain et même, au-delà, au vivant, et faisant preuve d’une empathie ouverte au monde de manière générale, ce qui me semble un substrat indispensable pour pouvoir envisager une démocratie environnementale. C’est la fin de la séparation radicale entre l’individu et la nature. Ce que l’individu, dans son côté découpé et sécable, étymologiquement, ne permet pas. Le mot être humain est inclusif et il me considère du point de vue de l’égalité, du point de vue d’une coappartenance.
Je me reconnais donc assez dans l’idée d’un devenir être humain s’appuyant sur l’individuation au sens où Cynthia Fleury peut l’entendre, une individuation qui n’est plus du tout l’individualisme possessif politique et économique mais une identité façonnée à travers un sentiment d’appartenance. Le titulaire des droits doit donc être érigé au rang d’être humain, traversé d’interdépendances, et peut-être même avec un effet d’extension des titulaires au-delà de l’humanité. C’est ce que l’on observe avec les mouvements, intellectuellement pas toujours bien compris, visant à faire reconnaître des droits aux animaux, à des entités non humaines comme des fleuves, des forêts, etc.
Au-delà de ces mouvements minoritaires, comment le droit intègre-t-il aujourd’hui cette notion d’être humain ?
L. F. : Le droit fait semblant de prendre en compte cette coappartenance, ce lien entre l’Homme et la nature. Le seul endroit de la Constitution où figure l’être humain, c’est dans le considérant 3 du préambule de la Charte de l’environnement, qui énonce que « l’environnement est le patrimoine commun des êtres humains », dont le Conseil constitutionnel a reconnu l’importance dans une importante décision rendue en 2020. Mais dans les faits, que le droit permette de changer huit fois de portable, c’est un non-sens, et ça veut bien dire que le droit n’est pas neutre par rapport à ça, ce que disait Lascoumes dans Ecopouvoir : « L’Etat est complice ». Tout est fait, avec la plus grande complaisance de l’État, pour laisser croire que le monde est infini, que le libre service sera pour toujours ouvert à tous - entendez : pour l’instant, il ne l’est qu’à une très grosse poignée de privilégiés.
Et pourtant, nous devons désormais non plus organiser notre relation au monde au travers du droit à partir d’une toute puissance de l’individu, d’un droit de chacun sur toutes choses comme l’écrivait Hobbes dans le Léviathan, mais sur la base de la disponibilité relative, inclusive et ouverte du monde. Qu’on le veuille ou non, le temps de l’individualisme politico-économique est derrière nous, il nous faut réinventer les appartenances, une forme de holisme post-contemporain où la grande histoire, scientifique, politique, sociale, des parties et du tout, serait rejouée en profondeur.
Comment expliquer cette « complicité » de l’État dans l’impossibilité d’opérer une véritable révolution écologique ?
L. F. : Je ne suis ni économiste, ni spécialiste du droit privé. En tant que professeur de droit public, je tiens beaucoup au discours bien compris de la puissance publique. Et je ne crois que très modérément à un discours néolibéral post-friedmanien qui est un discours de la dérégulation, qui pense pouvoir nous dire que du point de vue de l’effectivité des normes de protection de l’environnement, on peut faire beaucoup mieux grâce à nos bonnes pratiques, aux engagements des entreprises et à ce qu’on appelle de façon globale le droit volontaire de l’environnement.
Car c’est bien ce qu’il se passe en ce moment : la montée en puissance d’un outillage emprunté au droit privé dans le droit de l’environnement. Ce sont les systèmes de normalisation, les bonnes pratiques, les engagements volontaires, les chartes de bonne conduite. C’est pour cela que je fais référence au “non droit” théorisé par Carbonnier dans mon livre : “aujourd’hui, presque autant qu’hier, l’environnement appartient encore aux domaines pour lesquels le non-droit est quantitativement plus important que le droit”. Non que cet outillage ne puisse apporter quelque chose : mais c’est à la condition que les entités de surveillance, de contrôle, de sanction, entre la société civile et l’État, à travers ses agents, ses juges, soient efficaces et performantes et qu’elles puissent contribuer à l’encadrement effectif de l’activité des entreprises.
Au-delà de l’État se pose donc la question de la place des entreprises dans l’État ?
L. F. : Bien sûr, tant que le lobbying industriel ne changera pas, le monde ne pourra que difficilement fonctionner autrement. Repensons aux résistances auxquelles nous avons fait face lors de l’opposition au glyphosate et aux néonicotinoïdes. On nous dit : « Oui, la charte de l’environnement est magnifique, il ne faut pas dénaturer le droit de vivre dans un environnement sain, mais il y a urgence, une filière entière de notre économie est en danger. Et donc les betteraviers peuvent bénéficier d’une dérogation ». Et tout cela sans dire que dès 2017, l’Inserm avait suggéré une mutation du mode de production pour justement pouvoir se passer des néonicotinoïdes.
Pensez-vous que des entreprises "responsables" soient envisageables dans un monde post-révolution écologique ?
L. F. : La question qui se pose est celle de la possibilité ontologique, pour une entreprise (telle que nous la concevons trop souvent aujourd’hui, alors qu’il y a finalement mille façons d’entreprendre…) de changer de paradigme afin de ne plus être dans une logique productiviste et d’obsolescence. C’est finalement la question du capitalisme. Si notre enjeu est de faire une révolution écologique, alors il ne s’agit pas de savoir si l’entreprise peut s’enrichir en minimisant les atteintes à l’environnement ou en diminuant la rapidité du réchauffement climatique. Non, la question à se poser est « est-ce que le mode de fonctionnement du capitalisme est franchement et objectivement compatible avec ce que nous avons à faire dans un monde fini ? ». Ou encore, « comment fait-on pour que les PIB deviennent des PIB verts non pas dans les mots mais en profondeur, pour faire en sorte qu’une destruction ne soit plus un signe de richesse ou une possibilité d’enrichissement, mais qu’une destruction soit absolument pénalisée et sanctionnée ? ». La question philosophique et morale centrale aujourd’hui sur ce plan est bien celle de ce que nous attribuons et reconnaissons comme valeurs supérieures. À quoi renoncer au nom de quel réel profit commun ? Pour l’heure, si je suis bien informé, le monde général de l’entreprise ne fonctionne pas sur ce mode-là. Je suis donc plutôt dubitatif sur ce que serait une entreprise vertueuse ou responsable – non pas une entreprise qui resterait intégrée dans une logique de croissance, fût-elle verte – mais véritablement dans une logique consistant à repenser doublement et simultanément notre rapport entre nous et notre relation au monde.
Une autre caractéristique des entreprises est qu’elles interviennent aujourd’hui dans un monde globalisé…
L. F. : Nous l’avons vu avec l’affaire des lasagnes de cheval (l’affaire dite « Spanghero »), qui inclut plusieurs États, un très grand nombre d’opérations financières et juridiques, affaire qui est emblématique du monde dans lequel nous sommes : un continuum propriétariste où tout le monde est propriétaire de séquences de la chose, de morceaux de réel et d’immatériel. Dans le droit de l’environnement, la propriété n’est donc plus le problème selon moi. Ce qui importe désormais, c’est la question de l’énergie, la question des flux, la question des biens mobiliers qui se déplacent même si, évidemment, le sol est et demeure diversement central (comme lieu « polluable » et comme lieu d’extraction massive). Nous sommes des agents écosystémiques pris dans des flux que la globalisation et une certaine compréhension de la mondialisation ne font qu'accroître. La question de la propriété est importante mais elle est prise dans un ensemble infiniment plus vaste, qui passe par des micro-contrats, par ce que j’appelle la théorie des atteintes juridiques virtuelles, que j'emprunte aux économistes de l’eau. Il faut focaliser la réflexion non plus sur le terrain des atteintes virtuelles – par exemple les quinze mille litres d’eau nécessaires pour produire un kilo de bœuf – mais sur ce qu’impliquent les flux du point de vue du droit social des individus et d’une écologie sociale faite d’interdépendances. Il faut d’ailleurs, nous l’avons dit, repenser les droits dits « de l’Homme » à la lumière de ces enjeux.
Cela nous amène à notre conception de la liberté, qui cristallise aujourd’hui les oppositions. On le voit bien : toute forme d’écologie politique est sitôt renvoyée au statut d’écologie “punitive”. Qu’en pensez-vous ? La révolution écologique implique-t-elle une part de renoncement à notre liberté, telle qu’elle est comprise aujourd’hui ?
L. F. : Il faut bien comprendre que pendant toute une période, être libre signifiait accepter des contraintes dans un contexte social. Le mot liberté a glissé et on appelle désormais liberté tout ce que les philosophes ont combattu pendant des centaines d’années, à savoir la liberté de tout faire, la liberté comme démesure, l’hubris, dont les conséquences nous exposent à une très grande vulnérabilité, individuelle et collective. Ce que Bezos ou Musk font, c’est très exactement ce que les philosophes condamnent. Et visiblement, aucun mécanisme de nos systèmes juridiques étagés ne permet, pour l’instant, de barrer la route à leur conduite mortifère : déploiement d’une énorme énergie et de moyens colossaux, indécents, pour nous tourner vers du non-vivant en s’appuyant sur les communs. Ce vers quoi nous nous dirigeons dans le système actuel est justement l’antithèse absolue de la liberté, au nom d’un avatar, d’un artefact, disons plutôt d’une « dénaturation » de la liberté.
Quand Hobbes et Locke nous parlent de liberté, c’est pour nous dire qu’à l’état naturel, la liberté nous conduit à ce que nous savons, à savoir l’état de guerre, ou ce que j’appelle à la fin de mon ouvrage « la barbarie ». J’essaie de défendre l’idée que l’anomie – l’absence de règles proposée par le système néolibéral économique – est une façon de retourner à l’état de nature tel qu’il fut décrit et qu’on a voulu le fuir en faisant civilisation politique, un état de rapport de forces situé aux antipodes de l’écheveau extrêmement subtil et complexe du libéralisme des origines. C’est de ce libéralisme politique là que je me réclame, car il est l'héritier de l’humanisme égalitariste des Lumières.
Plutôt que l’idée de liberté, il faudrait peut-être réinvestir celle d’autonomie, et plus particulièrement d’une autonomie plurielle qui me semble plus en phase avec le contrat social. Les individus à l’état de nature sont égaux et libres, et ils sont libres tout simplement parce qu’en tant que chacun est souverain, il est aussi une menace potentiellement pour l’autre. C’est ce que signifie l’adage selon lequel « ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui ». L’état de nature n’est pas viable parce que nous y sommes tout à la fois souverains, et parce que comme tout le monde est souverain, tout le monde est vulnérable. Celui qui s’empare d’un bien est vulnérable parce que le voleur peut s’en emparer. La question de la vulnérabilité a aujourd’hui encore quelque chose à voir avec la sûreté, qui était, on le voit bien quand on relit Montesquieu, une problématique centrale pour les philosophes des Lumières. Au point que « garantir les droits », aujourd’hui, cela suppose très exactement d’en protéger certains (dont les droits environnementaux, qui montent en puissance) contre d’autres (les droits classiques porteurs d’une empreinte physique sur le monde), de les hiérarchiser et de bien vouloir, au nom d’un essentiel qui doit se déterminer par inter-diction, par consensus dialogué ou dissensus réglé, par le renoncement à certaines modalités d’exercice des droits. En la matière, l’arrêt récent de la Cour allemande condamnant partiellement l’État fédéral allemand ouvre des voies vers les abysses insoupçonnés du droit…
Vous revenez donc à l’État de droit tel qu’il a été pensé par les Lumières. N’est-ce pas problématique quand on sait toutes les atrocités – guerres, massacres, colonisation – qui ont été rendues possibles grâce aux Lumières ?
L. F. : Vous allez vite en besogne je trouve et imputez aux Lumières telles que je les conçois une bien lourde responsabilité. Les Lumières constituent un immense paradoxe : ce moment des conquêtes et de l’emprise totale sur la nature coïncide avec un moment annonciateur de ce que l’humanisme a apporté d’extrêmement intéressant en Occident. Mais il faut faire très attention et ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Dans ce livre, je cite Marcellus dans Hamlet : « il y a quelque chose de pourri au royaume de la Terre ».
Je me demande où on a fait fausse route, à quel endroit on a pris le mauvais embranchement ? Il me semble que dans la matrice de la Renaissance, qui a donné lieu à ces conquêtes-là, il y a aussi Montaigne et Rabelais, des gens dont la pensée est d’une extraordinaire fécondité encore aujourd’hui. Relisez Des Cannibales par exemple de Montaigne, c’est un rapport à l’altérité qui nous dit qu’on a tout loupé quand on est capable d’acheter des fraises produites par des esclaves Marocaines. Je pense que si Montaigne voit ça, il ne peut pas comprendre. Et pourtant Montaigne est dans cet enracinement-là qui a, me semble-t-il – du point de vue de l’ambivalence de la liberté – tout à la fois suscité les valeurs humanistes auxquelles je me sens encore attaché, mais aussi la monstruosité sur laquelle on est assis et qu’on a développée depuis cinq cents ans. Je suis d’accord avec le diagnostic que vous faites, mais mon objectif n’est pas pour autant de transformer nos démocraties en systèmes autoritaires, purement hétéronomes. Je crois dans l’État de droit (bien que sa signification profonde m’échappe largement désormais), même si je vois bien ses limites aujourd’hui. Le droit est un outillage. Et force est de constater que quoi qu’en pensent les adeptes du progrès technologique aveugle, les lois du monde physique seront toujours plus difficiles à changer que les lois juridiques !
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Professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay, Laurent Fonbaustier travaille sur l’histoire des idées politiques et des espaces constitutionnels, sur les libertés fondamentales et le droit de l’environnement. Il est l'auteur d'Environnement (Anamosa, 2021).
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