Salarié.e et engagé.e : comment ne pas se griller ?

ANALYSE #RET. Alors que le nombre de salarié.es syndiqué.es est très faible en France, et que la question écologique ne fait pas encore partie du cœur des revendications des principaux syndicats, comment faire entendre sa voix, en tant que salarié.e ? Et à quel prix ? Témoignages.

Cet article a été rédigé suite à l’événement Les Rencontres de l’Ecologie et du Travail organisées par le Printemps Écologique et Ouishare les 29, 30 avril et 1er mai 2022 à la Cité Fertile de Pantin. Il est tiré du débat participatif intitulée Salariés : s’engager sans se griller ! Avec pour intervenant·es :

- Priscillia Ludosky, militante, auteure, membre du collectif des Gilets Citoyen

- Alexis Treilhes, responsable partenariats des Collectifs 

- Emma Gastineau, étudiante à Paris Dauphine et membre de Pour un Réveil Écologique

- Armand Blondeau, animateur du Printemps Écologique

A la modération, Clothilde Sauvages, connector Ouishare et co-directrice des Rencontres de l’Ecologie et du Travail.

Jusqu'à peu la principale forme d'engagement en entreprise passait par le syndicalisme ou les instances de représentation du personnel. Aujourd'hui et sous la pression de l’enjeu climatique, de nouvelles formes d’action émergent : apparition de collectifs de salariés, revendications étudiantes, etc. Parfois encouragés par les directions, parfois subis par celles-ci, ces modes d'action sortent des cadres formels du dialogue social traditionnel, plus restrictif et moins accessible, mais aussi plus protecteur. Face aux risques de surmenage et de perte d’employabilité, comment les salariés peuvent-ils s’engager pour engager leurs entreprises ? 

L’engagement, une charge mentale pour un acte solidaire 

S’engager, c’est avant tout donner de son temps pour une cause ou pour aider une communauté d’individus, selon Armand Blondeau. Cela permet de créer des mécanismes de solidarité mais génère une charge mentale pour la ou les personnes qui s’engagent… On peut s’engager dans la sphère professionnelle comme dans la sphère personnelle et ce à tout âge, ajoute Priscillia Ludosky. Si dans un futur idéal, nous pouvons espérer qu’il n’y aura plus besoin de salariés engagé-es pour défendre les enjeux climatiques, poursuit Alexis Treilhes, il convient dans le temps présent de jouer avec l’existant, et ainsi de s’engager pour inciter les entreprises à prendre en compte les enjeux climatiques, sans plus tarder. Ce faisant, les entreprises seront plus alignées avec les aspirations et valeurs que porte la nouvelle génération, celle qui subira de plein fouet le dérèglement climatique, conclut Emma Gastineau. 

“Faut-il encore se préoccuper du fait de se griller professionnellement, quand il ne nous reste que trois ans pour inverser la tendance ?” Une participante

Du syndicalisme au chantage à l’emploi 

La plus connue et ancienne forme d’engagement salarial est le syndicalisme. Ce type d'engagement s'inscrit dans un cadre juridique défini et se déploie à travers les instances de représentation du personnel (comme le Comité Social et Économique), les négociations annuelles, les accords collectifs, des heures délégations… Si les représentants du personnel ont la légitimité de porter la voix de leurs collègues, le syndicalisme doit aujourd’hui relever deux défis. Premièrement, intégrer la question écologique au sein des revendications sociales. Deuxièmement, convaincre la jeune génération de se syndiquer. Car alors qu’environ 30% des salariés français étaient syndiqués en 1949, ils ne sont plus que 10,3% actuellement (selon une enquête de la DARES publiée en décembre 2021). Au syndicalisme s’ajoute depuis peu une seconde forme d’engagement plus informelle : celle de salariés qui se fédèrent en collectifs pour faire bouger les lignes en interne. Leur engagement consiste à « semer des graines » en sensibilisant l’entreprise et ses collaborateur·ices aux enjeux climatiques. Cette forme d’engagement ne cherche pas à aller contre, mais à “aller avec”, pour offrir une troisième voie aux collaborateur·ices, entre soumission et démission, témoigne Alexis Treilhes. Un remède au “brown out”, anglicisme qui évoque la perte de sens dans son travail et qui fait que plus d’un tiers des Français déclarent avoir perdu tout sens dans leur activité professionnelle rappelle Priscillia Ludosky. À ces formes d’engagement interne s’ajoute une pression externe : celle portée par les jeunes générations qui se dirigent vers le marché de l’emploi et qui souhaitent le transformer avant de s’y insérer. Pour Emma et les membres de Pour un réveil écologique, cet engagement en amont se traduit par un chantage à l’emploi vis-à-vis des entreprises : “si vous ne changez pas, alors nous ne viendrons pas chez vous”. Ici, c’est l'image de la marque employeur qui est en jeu. Ce qui, pour les entreprises Total et Bayer, se traduit déjà par de grandes difficultés à recruter.

A chaque typologie d’engagement, ses modalités de mise en œuvre et son degré de radicalité. Priscillia Ludosky nous rappelle l’importance de s’outiller et de se former en adéquation avec ses appétences, ses connaissances et les objectifs que l’on cherche à atteindre. C’est parce qu’elle maîtrisait les codes de la pétition que celle qu’elle a lancée contre la hausse de la taxe carbone a permis d’ouvrir un débat public sur les inégalités sociales. Elle compte à ce jour plus de 1,2 millions de signataires. 

S’engager au prix de sa santé ? 

D’après Armand Blondeau, il existe un véritable risque d’épuisement pour les personnes qui s'engagent. En témoignent les nombreux entretiens qu’il a menés avec des salariés et représentants du personnel engagés sur les questions de transition, dans le cadre d’un travail mené avec l’ANACT (Agence Nationale pour l'Amélioration des Conditions de Travail). Deux scénarios revenaient régulièrement : dans un premier cas, les personnes engagées étaient encouragées par leurs dirigeants et devaient mener des tâches supplémentaires qui vite s’ajoutaient à leur charge de travail initiale. Dans un second cas, les personnes engagées s’assimilaient à des grains de sable qui enrayaient la machine. Jusqu’au moment où, faisant face à trop de résistances, la charge mentale devenait trop forte. Dans ces deux cas de figure, les personnes étaient surmenées, et finissaient parfois par démissionner. Risques d’autant plus préoccupants que la France est loin d’être exemplaire en matière de prévention et de gestion des risques associés au burnout, comme nous le rappelle Priscillia Ludosky en citant une étude qui place la France au 29e rang sur 36 dans la prise en compte des troubles psycho-sociaux. 

Si l’engagement ne doit pas rester un privilège de col blanc, il demeure important de noter que face à l’engagement, nous ne sommes pas tous égaux. 

Face à ce constat, il est légitime de se demander si l’engagement salarial est suffisamment encadré et protégé. Alors qu’Armand Blondeau pense qu’il faut négocier avec sa direction pour qu’elle reconnaisse votre engagement sur votre fiche de poste et vos objectifs, et aménage votre temps de travail, car les salariés qui s'engagent contribuent à créer de la valeur pour l'entreprise. De son côté, Alexis Treilhes pense que tout engagement ne nécessite pas un cadre spécifique. L’engagement n’étant pas quelque chose qui se décrète, mais qui émerge, il serait contre productif dans le cadre de collectifs de salariés de vouloir figer ces démarches en établissant des équipes spécialisées, au risque de les rendre désengageantes et moins mobilisatrices. Plutôt que de penser à de nouveaux cadres, il croit dans le fait de réinvestir les marges de manœuvre existantes tout en créant des espaces de dialogue et d’écoute propices à l’engagement spontané. Le tout, en restant à l’écoute de soi pour trouver le juste équilibre entre son temps disponible et son niveau d’énergie, comme nous le rappelle un participant entré dans le cercle du débat pour l’occasion.

Engagement et perte d’employabilité, une fatalité ?

Être activiste n’est pas une mince affaire. “Incarner quelque chose de politique, c’est prendre le risque de se griller” témoigne Priscillia Ludosky, qui raconte qu’à plusieurs reprises elle s’est heurtée à des réticences à l’embauche, soit de peur qu’elle puisse créer un chaos en interne soit que son leadership vienne percuter la hiérarchie institutionnelle. Ce qui ne l’empêche pas d’être appelée pour ses services par des entreprises qui préfèrent ne pas communiquer dessus… Une autre participante témoigne : “J’ai essayé de sensibiliser en voulant organiser des fresques du climat dans mon entreprise. On m’a reprise en disant que c’était de la propagande. Aujourd'hui je porte une étiquette. Je suis catégorisée comme la personne écolo…”

De l’avis d’une autre participante, le jeu semble en valoir la chandelle : “J’ai reçu un email de mon boss qui me disait que je n’avais rien compris au monde de l’entreprise, alors je lui ai répondu que lui n’avait rien compris au climat. Je me demande s’il faut encore se préoccuper du fait de se griller professionnellement quand il ne nous reste que trois ans pour inverser la tendance ?” Bien que le risque de se griller professionnellement soit encore existant, Emma Gastineau raconte qu’au contraire les revendications portées par Pour un Réveil écologique ont eu des effets bénéfiques pour ses membres. “Certaines entreprises sont en recherche de talents soucieux des questions environnementales. Et pour les autres… cela nous permet de faire le tri !”. Pour autant, “en désertant les entreprises réticentes au changement, ne prend t-on pas le risque de contribuer à l’inertie ambiante”, rétorque un participant ? Là est tout le dilemme, car peut-on faire peser cette responsabilité de faire évoluer les entreprises sur les jeunes générations ? Pour Emma Gastineau, il est en effet injuste de penser qu’ils et elles seront celles et ceux qui feront bouger les entreprises quand nombre d’entre nous avons claqué la porte auparavant. 

La responsabilité de faire bouger les entreprises doit donc être partagée entre celles et ceux qui le peuvent et ce, dès aujourd’hui et au sein de l’ensemble des générations qui travaillent. Ce pouvoir de s’engager, nous ne l’avons pas toutes et tous dans la même mesure. Soit parce que la faiblesse de notre capital social et économique nous fait prendre un plus grand risque si nous nous grillons, soit parce que notre métier ne nous donne pas la capacité de le faire. “N’allez pas demander à ma mère qui est infirmière de s’engager plus que ce qu’implique la réalisation de son métier et ses heures supplémentaires” nous partage une participante. Si l’engagement ne doit pas rester un privilège de col blanc, il demeure important de noter que face à l’engagement, nous ne sommes pas tous égaux. Et qu’il est d’autant plus important pour ceux qui le peuvent d’oser passer le pas sans plus attendre, et de s’entourer.

Toutes les formes d’engagement sont complémentaires, du syndicalisme à l’accompagnement à la transition par des salariés non syndiqués, en passant par la pression externe qu’exercent les générations qui s’insèrent sur la marché de l’emploi. Plus ou moins officielles, cadrées, protectrices ou radicales, elles correspondent aux envies et aux ressources de chacun·e d’entre nous. Plutôt que de les opposer, rappelons-nous que certains mouvements non violents ont gagné en s'alliant avec des résistants de l'ombre, plus radicaux. Il s’agit donc de travailler nos synergies collectives pour, ensemble, accélérer la transition écologique des entreprises.

Un grand merci aux partenaires des Rencontres de l’Ecologie et du Travail : l'Ademe Ile de France, la MAIF et AG2R la mondiale ainsi qu’à l’ensemble des participant·es qui sont venus participer activement à cet échange.

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