C’était il y a quelques années. C’était l’époque de Wikileaks, celle des révolutions arabes, d’Anonymous et d’OWNI. C’était l’époque où Twitter explosait, l’époque où Couchsurfing concernait plus de gens qu’Airbnb. C’était l’époque où l’économie collaborative sortait le bout de son nez. C’était le temps où l’on pensait que le numérique allait résoudre mécaniquement les problèmes politiques...
C’était il y a bien longtemps.
Wikileaks n’a pas mis fin aux méthodes des gouvernements douteuses, les révolutions arabes ont souvent tourné au vinaigre, l’économie collaborative a été largement associée aux pratiques d’Uber ou Airbnb, Couchsurfing n’a pas explosé, OWNI a disparu… Le réel est passé par là et la naïveté numérique a pris fin.
La fin de l’illusion technophile
Bien sûr, les innovations numériques ont transformé notre monde et nous ont permis de résoudre bon nombre de problèmes; souvent, elles nous ont rendu la vie plus facile. Mais nous commençons à réaliser qu’elles ne règleront pas par comme par magie les grands questions de société, qu’elles ne nous rendent pas forcément plus de puissance citoyenne ni ne facilitent forcément nos choix et nos décisions.
L’information ne suffit pas. Les lanceurs d’alerte ne suffisent pas. On l’avait vu avec Wikileaks, on le voit avec les Panama Papers. Quand l’affaire est sortie, les médias et les réseaux sociaux se sont enflammés, tout le monde s’est indigné, sur le papier et puis… plus rien. Dès que la vague est passée, tout a repris sa place.
L’information pure ne résout pas l’impuissance politique. La possibilité pour tous les citoyens de recevoir et diffuser eux-même l’information n’a pas mis fin aux manipulations idéologiques, politiques et médiatiques.
Elle n’a pas mis fin au court-termisme médiatique. Elle agit même parfois dans le sens inverse, comme une foule excitée et cancanière plutôt qu’une somme d’individus capables de filtrer, digérer et synthétiser intelligemment l’information.
C'est un phénomène humain, pas seulement médiatique ou politique qui nous pousse à voir ce que l’on a envie de voir et à détourner le regard de ce qui ne nous arrange pas. C'est un mécanisme très humain qui pousse à partager ce qui indigne ou ce qui amuse, dans l’immédiateté de l’émotion et qui récompense davantage le spectaculaire que la justesse, le sentiment que la raison. Notre manque de mémoire, nos réactions épidermiques, nos tabous et nos biais d'analyse résident dans les fondements de notre nature sociale et changeront probablement lentement au fil d'évolutions culturelles indépendantes de nos technologies.
La technologie est attirante parce qu’elle paraît transnationale, automatique, objective, inéluctable. Elle semble permettre de sortir des logiques douloureuses de l’affrontement politique. Mais tout cela est faux !
Après les communautés enthousiastes des débuts de Airbnb, Twitter ou Facebook, c'est la froide raison de l'argent qui a repris l'ascendant. Après les jeunes Egyptiens connectés et cultivés, c'est l'obscurantisme religieux qui s'est exprimé en utilisant d'ailleurs très bien ces mêmes outils numériques, avec des desseins très différents... Rien de très nouveau, l'histoire du monde est pleine de ces enseignements mais nous avions bêtement cru être sorti de l'histoire.
Le siècle des Lumières avait déjà versé dans l’illusion que la technique, l’information et l’éducation résoudraient d’elles-même les problèmes du monde. Il s'était trompé; on peut créer une société stupide composée de gens très intelligents, une société triviale avec des gens très sophistiqués. L’histoire du XXème siècle l’a montré de façon claire et nette.
Welcome to reality !
L’économie numérique doit commencer à faire face à de vraies questions sociales. Elle n’est plus un à-côté prometteur mais déconnecté des grands enjeux, elle entre dans l'histoire, dans le réel. Et le réel est dur !
Des nouveaux métiers sont nés, chauffeurs Uber, livreurs Deliveroo, hôtes Airbnb, etc. Comment fonctionnera leur régime social ? Quels seront les droits de ces nouveaux travailleurs vis-à-vis de leur employeur qui n’en n’est pas un ? En France, aux Etats-Unis et jusqu’en Indonésie, des chauffeurs VTC commencent à réclamer des droits.
Quelle fiscalité pour ces entreprises atypiques qui produisent de la valeur en partie grâce aux contributions gratuites de millions d’utilisateurs ? Quid des questions de partage et de protection des données ? Comment faire société dans cette nouvelle économie qui a tendance à détruire les classes moyennes ? Toutes ces questions deviennent très concrètes, très pressantes, et très politiques aussi.
Le numérique est entré dans l’histoire mais refuse encore d’endosser son rôle parce qu’il sera forcément plein de dureté, de résistances et de conflits.
"L’histoire est tragique", disait Raymond Aron, et rentrer dans l’histoire implique d’endosser ce rôle douloureux. Les gens de la Tech, du cool, de la hype sont-ils prêts à cela ?
Les technologies sont d'un certain point de vue des outils neutres, au service du positif comme du négatif. Ce n’est pas avec des outils seuls qu'on fait l'histoire, c'est avec de la volonté. Pour changer, les technologies ne nous aideront pas forcément. Il faudra de la sueur, du courage et du temps; une ou plusieurs générations peut-être pour que le changement infuse les esprits.
Nous avons plus d’outils que jamais pour devenir des acteurs, mais nous conservons une mentalité de spectateur.
Plus que jamais, il faut agir, entreprendre, tester mais il faut investir le champ du réel. Il faut redevenir politique, non pas dans sa forme dévoyée et cynique mais dans son sens le plus noble, celui du bien commun. Il y va dans ce domaine de la responsabilité de chacun.
Le politique ne s’est pas saisi du numérique, dit-on avec raison. Mais l’inverse est vrai, le numérique n’a pas investi le politique. "La politique n'est rien d'autre que l'art des réalités", disait de Gaulle; et jusqu’à présent, le numérique a été l’art des virtualités. Il est grand temps que ces deux arts se rencontrent !