“Redonner du sens à sa vie”, tel est le mot d’ordre pour la génération Y. L’engagement et la volonté de changer le monde ont le vent en poupe. Mais le petit monde de l’innovation sociale est encore et toujours un milieu où règne l’entre-soi. Cela fait dix ans que je m’investis comme bénévole auprès de divers mouvements, et je connais trop bien leurs côtés sombres.
Changer le monde, oui, mais à quel coût humain ?
Nombreux sont les jeunes qui sont en quête de sens et désirent avant tout que leur action ait un impact social et environnemental positif. La voie de l’entrepreneuriat social attire ainsi de plus en plus de diplômés d’écoles de commerce.
Depuis deux ans, je suis investi dans ce milieu, mais mon engagement associatif (éducation populaire, ONG, coopératives, etc) est plus ancien (11 ans). J’ai vécu des moments géniaux et rencontré des gens inspirants. Mais j’ai également été le temoin de comportements absolument contradictoires avec l’envie affichée de changer la société.
Tout au long de ces 11 années de bénévolat, j’ai eu la chance de devenir acteur de terrain, mais aussi d’observer une grande variété de relations et situations. Voici donc la part de l’ombre.
Précision utile : ce que je vais évoquer dans les lignes qui viennent est commun à toutes les communautés de l’Economie Sociale et Solidaire (éducation populaire, milieu associatif, entrepreneuriat social, etc) dont j’ai pu croiser la route. De manière consciente ou inconsciente, les mêmes pratiques reviennent en effet toujours.
Les mots qui constituent le bréviaire de ces mouvements sont beaux : empowerement (émancipation), transformation sociale, impact social, apprentissage par le faire, communauté, valeur, action, sens, richesses sociales… Mais parfois, ce lexique est détourné pour le seul bénéfice d’une minorité de personnes : fondateurs, cadres ou responsable de l’organisation. Il est en outre difficile d’avoir une vision critique du management de ce genre d’organisations, car elles sont souvent composées du même type de personnes. C’est cela, le problème de “l’entre-soi”.
L’entre-soi est très souvent utilisé à des fins purement personnelles pouvant conduire à la manipulation et à la destruction des identités personnelles des personnes engagées et/ou employées dans ces mouvements.
D’un ego l’autre
A l’exception des catastrophes naturelles, la majorité des souffrances humaines sont dues à la malveillance, l’avidité, la jalousie, l’indifférence, bref à l’attitude égocentrique qui nous empêche de penser au bonheur d’autrui.
Mathieu Ricard
J’ai constaté, au fil de mon parcours, que deux traits de caractère se manifestaient fréquemment chez les dirigeants (responsables élus ou fondateurs) :
- l’égocentrisme : il se caractérise par une tendance à tout ramener à soi. Les égocentriques se focalisent principalement sur leur propre intérêt, considèrent leur opinion comme la plus importante et se voient comme des personnes à suivre et à révérer. Pour résumer le “moi je”, “moi je”, “moi je”.
- le goût du pouvoir : qu’on soit dans une petite entreprise sociale ou dans des grands mouvements associatifs, le pouvoir est la question clé. Qui à le pouvoir de décider pour la structure ? Combien de personnes vont décider ? Existe-t-il une transparence dans le financement et une gouvernance claire entre les bénévoles et les fondateurs ?
Ces attitudes contribuent à créer des tensions et parfois même de la violence au sein de ces organisations.
“Travailler pour la cause” : une ineptie
Comment l’arithmétique de l’entre-soi se met-elle en place ?
Il y a 3 étapes.
- Étape 1 : la socialisation de l’individu dans l’organisation. Cela commence par des moments conviviaux, chaleureux ( “vient boire un coup, je vais te présenter à des gens cool qui font des choses sympa”). Je mets un pied dans cette organisation, je rencontre de nouvelles personnes.
- Étape 2 : le conformisme. Dans le secteur associatif et l’entrepreneuriat social, le conformisme arrive par l’acceptation des codes et des valeurs dominantes et du langage créé par et pour ces structures. Le risque majeur est que ces pratiques ne soient connues que des personnes engagées : bonne chance pour l’individu extérieur qui souhaite pourtant s’investir. De plus, le manque de recul vis-à-vis des codes arrive doucement, consciemment ou non, et permet d’assurer un contrôle ferme des bénévoles. L’objectif : chacun reste dans le rang sans faire trop de vagues.
- Étape 3 : la soumission à l’autorité. Les fondateurs/responsables de ces mouvements vous font croire que seule leur cause est juste, que seule elle mérite d’être défendue car il y a des valeurs fortes au sein de l’organisation, et que vous devez faire votre maximum pour faire triompher cette cause. Ces personnes vous font croire d’une façon insidieuse et jamais explicite que vous êtes le meilleur et que vous devriez vous sacrifier pour la cause.
Résultat pour les personnes qui travaillent dans ces organisations, c’est :
- entre 10h et 14h de travail par jour;
- perte d’identité personnelle au profit du collectif;
- peu de possibilités de développer un esprit critique car trop de boulot;
- perte de tout contact avec l’environnement extérieur à l’organisation pour laquelle vous travaillez (Pourquoi aller voir ailleurs alors que c’est chez nous que nous sommes les meilleurs ?);
- solitude, car vous n’avez plus de vie en dehors de votre organisation (même pour boire un verre avec vos plus proches amis, qui ont la mauvaise idée de faire quelque chose d’autre de leur vie).
Et pour les bénévoles :
- reconnaissance de façade (quand il y en a seulement !)
- pas ou peu de rétribution au sein de l’organisation
“L’oppresseur ne se rend pas compte du mal qu’implique l’oppression tant que l’opprimé l’accepte.”
Henry David Thoreau
Durant mon parcours de bénévole, j’ai agi et parfois propagé ces trois étapes (j’ai été membre d’un bureau et à la fondation d’une association d’éducation populaire). Pourquoi? Car, malgré (ou à cause) des responsabilités que nous avions, ni mes collègues ni moi-même n’avions mis de garde-fous. Comme tout le monde dans une telle situation, nous nous sommes laissé enivrer par l’égo et le pouvoir.
“Nous sommes les meilleurs, nous avons les meilleures idées. Nous, on va changer les choses et imposer peu à peu notre vision" : qu’y a-t-il d’innovant socialement dans cette façon de penser ? Nous ne faisons que reproduire ce qui nous a été enseigné sur les bancs d’une fac ou d’une grande école. Cet esprit de compétition à outrance, cette volonté de réduire toute différence, est en effet très présent dans les institutions d’enseignement.
Comme le dit Pierre Rabhi, “on peut parfaitement manger bio et exploiter son prochain.”
Une dernière bizarrerie que j’ai aussi pu constater, c’est que lorsque vous quittez une organisation, vous ne trouverez personne parmi vos anciens camarades pour vous aider à construire la suite. On ne vous prépare jamais à l’après (car à quoi bon quitter la meilleure organisation au monde ?).
Les liens que vous avez tissés avec les personnes de cette organisation ont toutes les chances de disparaître, car vous n’êtes plus dans le mouv’ (à moins que vous n’ayez partagé un moment hors de l’enceinte de l’organisation, comme un concert, un repas, où ne vous parliez pas boulot mais de vous et de la vie en général). Après plusieurs mois ou années de bons et loyaux services, vous vous retrouvez donc seul, et parfois, à la limite du burn-out.
Se changer soi-même, une clé pour avoir un impact à long terme !
Alors comment faire pour échapper à cela ? Pour essayer d’accueillir une diversité de profils au lieu de se complaire dans l’entre-soi et l’auto-congratulation à outrance ? Pour changer les choses de façon durable ?
A mes yeux, la clé, c’est le changement de soi. Le chemin est difficile et particulier à chacun. Mon expérience m’a permis de découvrir que la première étape est l’acceptation de sa propre nature faillible : vous n’êtes pas un super héros, et surtout, seul, vous n’êtes rien. Vous avez des défauts, des qualités, bien sûr, mais vous avez besoin des autres pour continuer à grandir. C’est aussi accepter ses émotions, et chercher à les apprivoiser sans qu’elles nous submergent. Enfin, s’accepter comme être faillible vous aide à faire preuve de bienveillance, d’humilité, et vous invite à entretenir un état d’esprit qui peut réellement changer les choses de façon durable. Dans la philosophie gandhienne de la non-violence, elle se nomme “ahimsa”; en français, c’est tout simplement l’amour de la personne humaine.
L’amour altruiste est la joie de partager la vie de ceux qui nous entourent, amis, compagnes, compagnons, femme ou mari, et de contribuer à leur bonheur. On les aime pour ce qu’ils sont et non pas à travers le prisme déformant de l’égocentrisme. Au lieu d’être attaché à l’autre, on est concerné par son bonheur; au lieu de vouloir le posséder, on se sent responsable de son bien-être; au lieu d’attendre anxieusement une gratification de sa part, on sait recevoir avec joie son amour réciproque.
Mathieu Ricard
J’ai décidé d’arrêter de changer le monde pour aller vers cette voie de l’acceptation de soi. Ensuite, le chemin que vous prenez est le vôtre, il est propre à chacun et doit être respecté.
Voici donc mon conseil à tous ceux qui souhaitent changer le monde et renouer avec une vie pleine de sens : prenez le temps d’apprendre à vous connaître, cela vous aidera à avoir un impact sur vous-même, ce qui constitue aujourd’hui à mes yeux préalable de tout engagement durable.
Alors bonne route à vous, et gardez le sourire !