Cet article a été rédigé suite aux Rencontres de l’Ecologie et du Travail, un événement organisé par le Printemps Écologique et Ouishare avec le soutien de l'Ademe Ile de France, la MAIF et AG2R la mondiale et qui a eu lieu les 29, 30 avril et 1er mai 2022 à la Cité Fertile à Pantin. Il est tiré de la table ronde intitulée “Limites planétaires ou no-limit financière : l’entreprise peut-elle produire moins ?” qui a vu intervenir:
- Sophie Engster, co-fondatrice et directrice générale de Chamberlan,
- Fabrice Bonnifet, directeur Développement Durable & Qualité, Sécurité, Environnement du Groupe Bouygues (et président du Collège des Directeurs du Développement Durable),
- Caroline Neyron, directrice générale du Mouvement IMPACT France,
- A la modération, Aude Martin, journaliste chez Alternatives Economiques
Alors que la sécheresse et les canicules se sont invitées en France avec plusieurs mois d’avance et ont continué à sévir pendant tout l’été, plus personne ne peut nier l’urgence d’agir pour limiter et s’adapter au dérèglement climatique. Personne, et surtout pas les acteurs économiques sans qui aucune transition sérieuse ne pourrait être envisagée (1). L’équation est certes complexe. Les responsabilités des pouvoirs publics, des entreprises, des travailleurs et des citoyens sont intriquées et les comportements des consommateurs ne pourront évoluer qu’au moment où les entreprises modifieront leur offre. En effet, comment inciter un individu à se déplacer moins ou par des moyens sobres lorsqu’il est quotidiennement assailli de messages publicitaires lui vantant la voiture hybride ou électrique individuelle ? Selon le rapport “Faire sa part ?” de Carbone 4 publié en 2019, les meilleures volontés individuelles n’impacteraient que 25 à 45% des émissions, là où nous devons les réduire de 80% d’ici 2050.
La nécessité d’un changement systémique, qui implique l’ensemble de la société, ne peut aujourd’hui plus faire débat. Quel devrait alors être le rôle des entreprises dans cette transition écologique ? Et dans quelle mesure peuvent-elles s’extraire de modèles de développement destructeurs, jusqu’ici soutenus et justifiés par la recherche de confort individuel ?
Les produits écologiques et faits en France constituent alors un marché de niche : ils ne permettent pas d’amorcer une véritable transition de l’offre comme de la demande.
Produire moins - ou produire plus sobre ?
Comme le propose Fabrice Bonnifet : “Il faut diminuer nos besoins et expliquer que les achats frénétiques ne font pas notre bonheur.” Moins d’achats de biens et services - ou à minima moins d’achats de produits neufs - fera naturellement baisser la production des entreprises. Ces idées de sobriété voire de décroissance se sont invitées dans la dernière campagne présidentielle, dans les discours de certains économistes comme Gaël Giraud ou encore même dans les scénarios prospectifs publiés par l’Ademe ou RTE [tout en mentionnant la sobriété, ces scénarios restent dans un cadre de croissance économique]. Elles sont pourtant loin de faire l’unanimité.
En effet, d’autres acteurs plaident pour un scénario de croissance de la production “durable” ou “sobre”. Pour Caroline Neyron, directrice d’Impact France, un mouvement qui a pour vocation de construire “une alternative sociale et écologique au MEDEF”, l’enjeu consiste à “augmenter la production des acteurs qui tiennent compte dans leur fonctionnement des ressources finies de la planète”. Selon elle, ces acteurs “vertueux” - petits ou gros, de l’ESS ou de l’économie classique - doivent augmenter la part des produits respectueux de l’environnement dans leur offre et leur bilan global - quand bien même ces produits sont souvent moins rentables que les autres.
Pour autant, cette transition des modèles d’affaires des entreprises n’est pas aisée. Pour Sophie Engster, fondatrice de Chamberlan, une entreprise qui fabrique des chaussures en France, les obstacles sont multiples. La compétitivité-prix de ses produits en est un. Elle raconte qu’en plus des salaires, qui sont plus hauts en France qu’ailleurs en Europe et a fortiori en Asie, les entreprises qui produisent en France doivent s’acquitter de frais supplémentaires pour être labellisées “Made in France”. Conséquence : les produits sobres et éthiques sont onéreux et n’attirent à eux que des clients aisés, prêts à payer plus cher par conviction. Les produits écologiques et faits en France deviennent alors un marché de niche, ce qui ne permet pas d’amorcer une véritable transition de l’offre comme de la demande.
Les organisations et leurs dirigeant.es doivent prendre conscience de leur rôle politique et de l’influence de leurs décisions sur leurs marchés
Comment y remédier ? Produire de façon sobre nécessite de réfléchir de façon systémique, avec l’ensemble des acteurs des filières et des consommateurs. Pour cela, chaque organisation doit élargir son champ de vision et d’action au-delà de son propre secteur d’activité Au fond, il s’agit pour les organisations et leurs dirigeant.es de prendre conscience de leur rôle politique et de l’influence de leurs décisions sur leurs marchés, puis d’utiliser ce pouvoir dans l’intérêt collectif. De là à parler d’entreprise militante, concept développé par Julia Faure, fondatrice de la marque de textile Loom, il n’y a qu’un pas.
Trois ans pour agir
La clé de la transition écologique semble donc claire - politiser les organisations et les entreprises - mais l’inertie demeure. En effet, beaucoup de dirigeant.es se voient toujours comme les garant.es de la rentabilité de leur entreprise, mais également de leur pérennité. Toute transformation est alors vue comme un risque de déstabilisation de l’activité qui pourrait être fatal, générant perte de capital pour les actionnaires et surtout perte d’emploi pour les salariés. Dès lors, ne rien faire, ne pas créer de vague, devient la stratégie gagnante… Entreprises, consommateurs, pouvoir publics : chacun semble attendre que le premier déplace un pion avant de faire de même.
Un décalage se crée alors entre l’urgence de la transition, portée par quelques consommateurs et travailleurs, et la bifurcation trop lente des entreprises. Ce décalage se manifeste dans des difficultés de recrutement croissantes pour les entreprises. Les vidéos des jeunes diplômé-es d’AGroParisTech et d’HEC, qui toutes et tous appellent à déserter les grandes entreprises, pour ne plus devenir les “rouages” d’un système que rien ne semble capable de bouger. Cette défiance vis-à-vis des grandes entreprises est omniprésente. Aux Rencontres de l’Ecologie et du Travail, un participant interpelle Fabrice Bonnifet, qui venait d'appeler les jeunes à rejoindre les grandes entreprises pour les transformer de l’intérieur : “Il y a encore deux ans, je pouvais croire à votre discours. Désormais, je crains qu’on n’y arrive pas et qu’on serve de caution”.
Comment, alors, accélérer cette transition dans les grandes entreprises ? Quels sont les freins à lever ? Pour Fabrice Bonnifet, “Ceux qui font changer les patrons, ce sont leurs enfants et pas les directions RSE.” De son côté, Sophie Engster témoigne : “La Convention Citoyenne des Entreprises pour le Climat a joué un rôle d'électrochoc pour les dirigeant.es qui y participaient.” L’effort de sensibilisation et de conviction semble donc à poursuivre par tous les moyens, dans le cercle familial comme dans le cadre de formations collectives.
Alors, que conclure sur le rôle des entreprises dans la transition écologique ? Si certaines, souvent associées à l’ESS, y apportent déjà une contribution sincère tout en générant une activité rentable, leur poids reste largement minoritaire et encore insuffisant pour envisager une “bascule” de l’économie. Tout est là néanmoins pour décider collectivement de rediriger l’économie comme l’affirme Fabrice Bonnifet : “La transition n’est pas un problème de technologies, c’est un problème de décision, de changement de comportement.” Prendre conscience de l’urgence climatique et sociale mais aussi s’extraire du mythe de la croissance, du maintien de l’existant, des doutes sur l’emploi dans la transition, et affirmer son rôle, en tant qu’entreprise, comme actrice de la société au-delà de ses intérêts particuliers… Telles devraient être les pistes à explorer pour tout acteur économique souhaitant s’engager dans la transition écologique et sociale… Jusqu’à devenir des entreprises militantes ?
- Selon les chiffres du CITEPA l’industrie et le bâtiment représentaient 19% des émissions de gaz à effet de serre en France en 2020, l’agriculture 21%, les transports 28% et le secteur énergétique 11%.
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