Vous critiquez largement l’économie dans votre dernier ouvrage. Quel est votre constat ?
Eloi Laurent : Cette critique naît d’une déception : l’économie est une discipline extrêmement riche qui voit le jour avec Aristote et Xénophon il y a environ 2 500 ans mais qui est réduite aujourd’hui à une sorte de doxa diffuse et confuse, version cheap de l’économie dominante de ces trente dernières années. Or cette économie dominante ne pense absolument pas les vraies questions de l’économie. Elle se résume à des slogans moralisateurs du genre « travailler plus » et « produire plus » et à des équilibres comptables de second ordre comme le déficit budgétaire ou la dette tout en continuant de faire l'impasse sur les sujets fondamentaux de notre temps à savoir les inégalités sociales et les crises écologiques. Pire encore, quand l’économie dominante prétend considérer ces questions, c’est pour les minimiser. C’est le cas de bon nombre d’économistes du climat ou de la biodiversité qui proposent des solutions fondées sur l’analyse coûts-bénéfices, c’est-à-dire sur l’arbitraire comptable, ou qui misent sur l'enrichissement des générations futures pour justifier notre propre inertie. Il y a urgence à sortir de ces illusions toxiques.
L’économie aujourd’hui est comme une forteresse vide, avec autour un monde en ébullition et la grande question qui intéresse les économistes dominants est de savoir ce qui se passe à l'intérieur de la forteresse. Nous ne pouvons plus nous détourner du monde qui est là, sous nos yeux.
Même chose à Sciences Po : pas un mot dans les cours d’économie sur les enjeux environnementaux.
Comment intégrer la question des inégalités et de l’écologie dans l’économie ?
E. L. : Thomas Piketty a marqué une première révolution en montrant la défaillance de la discipline économique qui depuis une trentaine d’années ne parlait plus d’inégalité et de justice. L’introduction de son livre Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2014) est une critique vive des économistes dominants, de leurs modèles inutiles et de leur négligence des enjeux fondamentaux. Mais il reste à accomplir la seconde révolution, qui est celle de l'économie écologique, qui intègre en son sein la question sociale. Pourquoi est-ce nécessaire ? Car seulement 4% des économistes professionnels d’aujourd’hui s'intéressent aux questions environnementales. Ce qui signifie que 96% des économistes font autre chose que de l'économie de l'environnement alors que 100% des gens qui travaillent sur la biodiversité, les écosystèmes, le climat, les océans, disent que le problème essentiel c'est le système économique... Ce chiasme n’est plus tenable.
Comment en est-on arrivé là ? Comment se fait-il que les économistes ne prennent pas sérieusement en compte les enjeux climatiques ?
E. L. : Il y a un énorme problème de formation des économistes en France, en Europe comme en Amérique du Nord. L’économie est quand même la seule discipline dont des dizaines de milliers d’étudiants à travers le monde se plaignent en continu depuis vingt ans ! On commence seulement à introduire des cours obligatoires sur l’état de la biosphère à Dauphine. Quand j’y étais étudiant, pas un mot sur le climat, la biodiversité ou les écosystèmes, et ce n’était pas en 1950. Même chose à Sciences Po : pas un mot dans les cours d’économie sur les enjeux environnementaux. L’économie a environ quarante ans de retard sur les crises écologiques, et on continue d’accumuler du retard en ne formant pas correctement les jeunes générations à ces enjeux car désormais on leur fait croire qu’il s’agit de deux mondes séparés : d’un côté, les cours d’économie, de l’autre les cours d’écologie. Il faut évidemment intégrer les deux sphères pour comprendre comme pour agir. Une étude récente montre à cet égard la profonde insatisfaction des économistes eux-mêmes à l’égard de l’état de leur propre discipline : tout le monde a donc intérêt au changement.
Au début de son livre Doughnut Economics, Kate Raworth évoque les mouvements étudiants d'indignation nés aux Etats-Unis en réaction aux programmes d’économie enseignés dans les grandes universités. Ces mouvements n’ont-ils pas eu d’impact en France ?
E. L. : Ce dont parle Kate Raworth s’est passé au début des années 2000, il y a vingt ans. Il y a tellement peu de choses qui ont changé depuis que le mouvement étudiant Rethinking Economics vient de faire paraître un nouveau Manifeste qui propose de « reconquérir l’économie ». En France, la situation a empiré du point de vue de l’équilibre entre les courants de pensée au sein des formateurs universitaires : les économistes dominants ont à la fois empêché les esprits libres d’accéder aux postes d’enseignant (comme l’a bien montré ma collègue Florence Jany-Catrice) et bloqué la création d’une voie alternative. C’est une tenaille redoutable.
Je me revendique économiste car je refuse de laisser l’économie aux économistes dominants.
Et vous, comment avez-vous fait ?
E. L. : J’ai eu la chance de prendre assez vite conscience du piège consistant à devoir choisir entre la liberté intellectuelle et la stabilité professionnelle et j’ai cherché tout de suite des voies de contournement dans un contexte beaucoup plus favorable que celui d’aujourd’hui. A l'Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE) de Sciences Po d’abord, qui est un endroit qui cultive le libéralisme intellectuel. J’ai pu y faire en toute liberté une thèse de macroéconomie européenne très critique sur les politiques néolibérales en vigueur sur notre continent. Puis aux Etats-Unis où j’ai découvert la perspective de l'économie écologique lors de séjours de plus en plus fréquents sur la côte Est puis sur la côte Ouest, à Columbia, NYU, Montréal, Harvard puis Stanford. Il y a dans ces universités une telle diversité de disciplines qu’il est possible d’échanger facilement avec les meilleurs spécialistes de sociologie, de science politique comme de physique, de biologie, etc. Bref de mettre en dialogue l’économie avec les autres disciplines pour lui redonner du sens. C’est le meilleur conseil que je puisse donner : faire de l’économie ouverte.
La plus grande économiste du 21ème siècle n’est pas économiste de formation. C’est Elinor Ostrom.
N’avez-vous jamais été découragé par les carcans de la discipline économique ?
E. L. : Une étudiante m'a récemment demandé pourquoi je faisais encore de l’économie en dépit des nombreuses critiques que j’en fais. Mais ce n'est pas l'économie que je critique, ce sont les économistes dominants des trente dernières années. Il m’arrive régulièrement lors de conférences que des gens me disent "pardon, je ne suis pas économiste, mais je pense que..." Comme si nous les économistes avions un pouvoir magique qui faisait que les gens n'auraient pas le droit d’entrer sur notre territoire sans en demander l'autorisation. C’est absurde. On sait ainsi que le prix Nobel d’économie n'est en réalité pas “Nobel”, car Alfred Nobel ne pensait pas que l'économie faisait avancer l’humanité dans les domaines fondamentaux du savoir contrairement à la physique, la chimie, la paix, la littérature, etc. C’est la banque de Suède qui a créé ce prix en 1969 pour donner une apparence scientifique à l'économie. Nobel avait raison. Il n'y a aucune raison que l'économie s'accapare des sujets comme si c'était LA SCIENCE de la répartition des richesses. La répartition des richesses est un sujet qui intéresse tout le monde, comme l’a justement fait valoir Piketty. Mais contrairement à lui, qui ne souhaite plus être qualifié d’économiste, je me revendique économiste car je refuse de laisser l’économie aux économistes dominants. Revenons à Aristote, qui disait que l’économie c’était la sobriété au service du bien-être. Peut-on imaginer programme de travail plus utile et plus passionnant que celui-ci ?
Vous parlez de la pensée économique d’Aristote. Pour changer nos croyances économiques, devons-nous changer de penseurs et penseuses de référence ?
E. L. : Absolument ! Pour moi, la plus grande économiste du 21ème siècle n’est pas économiste de formation. C’est Elinor Ostrom, connue pour ses travaux sur la gouvernance des biens communs et son livre magistral, Governing the commons (1990). Elle avait tout compris sur l'articulation entre la question sociale et la question écologique. Dans son livre, elle décrit comment penser la préservation des écosystèmes en dehors des logiques de maximisation et de profit et l’analyse coûts-bénéfices. Elle montre que de nombreuses communautés indigènes à travers la planète vivent depuis des millénaires de l'exploitation soutenable des ressources naturelles en respectant des règles d'appropriation, de justice et de réciprocité. Les ressources que sont les forêts, les lacs, les rivières, etc, sont renouvelables et donc en théorie éternellement exploitables. A condition de ne pas se laisser piéger dans “La tragédie des communs”. Or la tragédie des communs, c’est l’économie dominante et son simplisme humain qui nous y entraîne et nous y maintient.
Tant que Bolsonaro ne comprendra pas cela pour l’Amazonie, tant que les pêcheurs européens ne le comprendront pas pour les ressources halieutiques, nos communs seront voués à disparaître. A l’inverse, quand vous regardez une carte de la déforestation de l’Amazonie depuis vingt ans, vous voyez clairement que les territoires placés sous l’autorité des communautés indigènes ont le mieux résisté. Pour préserver la biodiversité ou les écosystèmes, la solution ne consiste pas à mettre en œuvre des systèmes de rétribution plus ou moins sophistiqués fondés sur une soi-disante analyse économique, mais à ne pas les mettre en œuvre : d’abord, ne pas nuire.
Ce qui est intéressant, c’est que dans son travail sur la gouvernance des communs, Ostrom cherchait des expériences humaines significatives et signifiantes. Sa vision était fondée sur des observations précises, et non pas sur des chimères formelles comme le font aujourd’hui de nombreux économistes qui sont restés dans le 20ème siècle. Pour moi, c’est là que se joue le rôle des chercheurs aujourd’hui. Être chercheur, c’est à la fois être lanceur d’alerte quand les discours dominants deviennent des croyances toxiques et chercheur d’expériences humaines à même de nous rassurer et de nous éclairer.