En tant qu'architecte d’entreprise, explorateur du web et initiatiateur d’Open People Factory, peux-tu nous raconter ce qui a motivé la création de cette communauté ?
Pierre Moyen : Avec Open People Factory, je voulais expérimenter le modèle de l'interprenariat théorisé par Bruno Vreux : c'est à dire développer un esprit coopératif qui permettent à des petites structures complémentaires de construire une offre commune, de mutualiser certaines ressources, comme le marketing, afin de pouvoir concurrencer les grands, et accéder à des marchés qu'elles ne pourraient atteindre individuellement.
D’autre part, la complexité des défis à résoudre au sein des organisations nécessite l’intervention de groupes de travail possédant des savoirs très diversifiés. Certains enjeux n’ayant d’autres solutions que collectives, la composition et la fédération de ces groupes, issus souvent de cultures différentes, devient un enjeu majeur pour l’innovation et la réussite des projets de transformation.
Nous vivons une époque qui se caractérise par une complexité croissante, une multiplication des interactions. En quoi l’approche systémique te semble être la plus adaptée pour comprendre les transformations en cours ?
L’approche systémique privilégie une vision globale en prenant en compte le contexte, les différents éléments du système et les relations entre ces éléments. La pensée systémique est donc une nouvelle façon de voir la réalité du monde. Elle accepte l'instabilité, l'ouverture, la fluctuation, le chaos, le désordre, le flou, la créativité, la contradiction, l'ambiguïté, le paradoxe, qui sont l'apanage de la complexité.
En morcelant ses objets, notre mode de connaissance tend à décharner le monde ; en réduisant la connaissance des ensembles à l'addition de leurs éléments.
Or une connaissance n’est pertinente que si elle situe son objet dans son contexte et si possible dans le système global dont il fait partie, que si elle crée une navette incessante qui sépare et relie, analyse et synthétise, abstrait et réinsère dans le concret.
La notion de système n’est pas réellement novatrice en soi, la biologie et les sciences de l’environnement ont été les premières à s’y référer mais elle me semble être la plus appropriée à la compréhension du monde actuel.
En quoi cette pensée et l’ère numérique dans laquelle nous vivons doivent nous amener à repenser le fonctionnement de l'entreprise et la création de valeur ?
Le numérique a plusieurs effets notoires, notamment la compression de l‘espace-temps, et la capacité d’échanger en continu entre individus, individus et machines et aujourd’hui entre machines.
Cela a nécessairement un impact sur la manière de penser l’entreprise, ses relations avec son écosystème, son modèle de création de valeur. Par exemple, le numérique a profondément réduit la nécessité de posséder des infrastructures physiques et des actifs. Une start-up peut disposer à moindre coût des mêmes outils et des mêmes armes que les grands groupes.
Ensuite cela demande à l’entreprise de s’inscrire dans un système beaucoup plus large. On change d’échelle : d’une vision centrée sur l’entreprise, nous passons à une vision capable d’appréhender la globalité de son environnement. Il faut apprendre à s’appuyer sur l’ensemble des parties prenantes au sein d’une organisation mais aussi les différents partenaires externes (écosystèmes d’affaires, open innovation, gestion des connaissances). C'est tout l'intérêt des plateformes, physiques ou virtuelles, elles permettent l'utilisation de poches de valeur économique dispersées (travail, actifs, compétences).
Impossible d’aborder la nécessaire transformation des entreprises sans parler de leur carburant : les data.
Un carburant disponible en abondance mais dont le potentiel n’est aujourd’hui exploité que par une poignée d’acteurs. Tu t’intéresses aujourd’hui de près aux ontologies dont l’objet est de faciliter l’organisation, l’articulation des données entre elles afin de faire de ces informations compréhensibles et utilisables. Peux-tu nous en dire plus ?
L’ontologie est aux données ce que la grammaire est au langage. Le but est de définir un ensemble d’informations dans un domaine donné pour apporter à l'utilisateur une information pertinente et facile à interpréter, et de le guider dans sa prise de décision. Les ontologies permettent de favoriser la collaboration,tant à l'intérieur des frontières d'une entreprise (intra-entreprise) qu'àl'extérieur de ses frontières (inter-entreprise).
L’enjeu est de travailler sur la matière noire, la partie invisible, là où se cache la valeur et la richesse dans les relations et interactions entre les données.
Le web des données vise à favoriser la publication de données structurées sur le Web, non pas sous la forme de silos de données isolés les uns des autres, mais en les reliant entre elles pour constituer un réseau global d'informations. Des solutions comme Poolparty (donner du sens) ou Marklogic (exploiter le sens), mettent à profit ces travaux pour contextualiser, ingérer, harmoniser, indexer ces données massives en temps réel, de manière dynamique et donner une vision à 360 d’un problème posé. Les ontologies et l’architecture sémantique facilitent l’intégration, l’interopérabilité, la qualité des données pour alimenter les Data Scientist, l’intelligence artificielle, les Machines Learning, l’Analytics. Elles permettent d’absorber les innovations sans casser l’existant et vont certainement servir de catalyseur à la prochaine génération d’approches innovantes.
Le métier d’ontologue est encore absent dans la culture et les expertises des cabinets de conseil et des intégrateurs.L’enjeu pour nous donc est de rapprocher le monde académique et des chercheurs,qui maîtrisent ces concepts (bien connus notamment dans les sciences de la vie),à celui des éditeurs des nouvelles solutions technologiques, pour engager ensemble des projets pilotes et monter des cas d’usages dans les entreprises.
De quoi aurait-on besoin pour que ce mode de pensée systémique soit plus largement adopté ?
J’aime assez la proposition d’Edgar Morin de créer des "instituts de culture fondamentale" qui puisse aider à laréforme de l’esprit, de la pensée, de la connaissance, de l’action et de la vie. Cela tient compte du principe d’écologie de l’action : lorsqu’une action entre dans un milieu donné, elle échappe à la volonté de celui qui l’a créé. Elle entre dans un jeu d’interactions et rétroactions multiples et peut parfois être déviée de l’intention initiale. Comme ce fût le cas avec la découverte de l’atome et la fabrication de la bombe atomique, la découverte de l’ADN et les manipulations génétiques.
Car nous ne parvenons pas aujourd’hui à enseigner le plus vital : ce qui fait l’identité et la condition humaine, ce que sont les enjeux de notre civilisation, ce que sont la rationalité, la scientificité et la complexité.
Ce serait tout cela que l’on pourrait enseigner dans un institut de la culture fondamentale.