Les Tiers Lieux, derniers bastions de rencontres et de coopération entre individus

ENTRETIEN avec Simon Sarazin et Sébastien Plihon autour de l'exploration Mille Lieux (2/8). “Aujourd’hui, on doit payer pour prendre un café avec le facteur”. Pour Simon Sarazin et Sébastien Plihon, l’ADN des Tiers Lieux est fait d’ouverture et de communs. Face à la fragilité des modèles, ces principes forts doivent permettre de mutualiser les moyens des Tiers Lieux et de les structurer en réseaux.

Pour Sophie Ricard, un Tiers Lieux est avant tout un lieu d’accueil et d’hospitalité. Et vous, que mettez-vous derrière ce concept ?

Simon Sarazin : Selon moi, on est Tiers Lieux lorsque l’on est à la fois ouvert et partagé. Ces espaces s’inscrivent dans une logique de communs : la gouvernance, la valeur économique aussi bien que le foncier ne peuvent pas être fermés et propriétaires dans un Tiers Lieux.

Sébastien Plihon : Avec la Compagnie des Tiers-Lieux à Lille, on est allé plus loin. On a identifié une série de critères qui rassemblent et définissent les Tiers Lieux, ce qui constitue leur ADN commun. En plus de l’ouverture (à différents types de catégories professionnelles) et de l’accessibilité (en termes de coût mais aussi d’image), on a ajouté la documentation et le caractère duplicable des Tiers Lieux. On a aussi mis l’ancrage sur un territoire et le fait que les Tiers Lieux soient centrés autour des besoins de leurs usagers. Un autre élément essentiel que l’on a identifié, et non des moindres : l’équilibre économique.

Vous dites que l’ouverture est une composante fondamentale des Tiers Lieux. Mais à trop ouvrir la communauté, ne court-on pas le risque de la diluer ?

S. S. : Au contraire, je dirais que c’est parce que l’on est ouvert que l’on fait communauté. L’ouverture, c’est la condition de permanence d’une communauté forte et vivante, qui ne cesse de s’enrichir. A l’inverse, quand un lieu est fermé, sa communauté s’appauvrit ; il perd peu à peu ses membres et a vocation à disparaître. C’est exactement ce que l’on a observé à la Coroutine. A un moment donné, beaucoup de personnes sont parties, ce qui a mis le lieu en péril. En ré-ouvrant la communauté, on a réussi à attirer de nouveaux contributeurs et éviter la fermeture. Il faut trouver le juste équilibre entre ces cycles d’ouverture et de fermeture pour assurer la permanence du lieu et de la communauté.

Simon Sarazin, Serial contributeur convaincu

Simon s'intéresse à l'économie autour du logiciel libre et de l'économie contributive. Il se dédie aux initiatives pensées comme des « communs » permettant le développement de lieux (par exemple La Coroutine à Lille), de communautés apprenantes (Collectif Catalyst à Lille, le réseau des tiers lieux), de monnaies (Duniter), de connaissances (wikiversité, wikibooks, movilab). Une partie de ses activités sont rémunérées sur des modèles de co-rémunération en contribuant à plusieurs de ces projets ouverts et partagés.



L’ouverture, c’est la condition de permanence d’une communauté forte et vivante, qui ne cesse de s’enrichir.

Comment gérer le caractère cyclique de la vie du lieu et de la communauté ? Y a-t-il une marche à suivre, des bonnes pratiques ?

S. S. : Il n’y a pas de bonne recette mais la documentation, quand elle prend la forme d’une monographie, garde une trace de l'histoire du lieu et des dynamiques de sa communauté. Cela permet aux nouveaux entrants de mieux saisir l’essence du lieu et sa façon de fonctionner, et donc d’être à même de gérer ces situations délicates, si elles se présentent. Et même de déplacer le lieu pour le refaire ailleurs avec la communauté, si l’espace initial venait  disparaître. Cette possibilité de « copier/coller » un Tiers Lieux, inspirée par les communautés du logiciel libre, reste très théorique…

S. P. : En effet, les besoins de territoire sont uniques et il serait illusoire de penser refaire un lieu à l’identique dans un lieu différent. Cela dit, on retrouve beaucoup d’invariants dans la façon de monter et de faire fonctionner un Tiers Lieux. C’est aussi à cela que sert la documentation partagée. Quand tu veux ouvrir un Tiers Lieux, tu te poses tout un tas de questions :  est-ce que j’ouvre totalement la gouvernance ? Quel modèle économique je choisis ? Est-ce que je salarie quelqu’un pour l’animation du lieu ? C’est en partant de ce constat qu’avec la Compagnie des Tiers Lieux, on a listé tous les besoins des Tiers Lieux en cours de structuration. L’idée n’est pas de leur dire faites comme ci ou faites comme cela. C’est de leur donner des outils appropriables et compostables sur d’autres territoires.

Sébastien Plihon, Animateur du réseau des Tiers Lieux de Hauts de France


Passé par la Métropole Européenne de Lille, Sébastien est aujourd’hui consultant sur les questions d’innovation sociale et numérique, de pratiques collaboratives et de création de Communs. S’intéressant particulièrement aux Tiers Lieux, il a été à l’initiative de la fondation de la Compagnie des Tiers-Lieux, le réseau qui rassemble et anime les Tiers Lieux des Hauts de France.



Documenter, c’est donner des exemples appropriables par d’autres et compostables sur d’autres territoires.

Vous dites que le partage est l’autre principe fort des Tiers Lieux. La mise en commun concerne-t-elle uniquement la documentation, ou cela va-t-il plus loin ?

S. S. : Très souvent, la logique d’entraide entre lieux s’arrête à la documentation … Nos réseaux ne savent pas mutualiser. C’est assez inquiétant : comment peut-on être crédible en tant que réseau territorial des Tiers Lieux si on n’arrive même pas à cofinancer nos ressources ? C’est pour cela qu’on a commencé à réfléchir à un outil qui faciliterait cette mutualisation. On a d’abord pensé à deux outils partagés : un pour la gestion des réservations, l’autre pour la comptabilité. Mais la démarche restait au niveau local, on a voulu pousser la réflexion un peu plus loin et passer à l’échelle nationale avec Cobudget.

L’intérêt, quand on cofinance nos outils, c’est que cela revient beaucoup moins cher individuellement. C’est aussi un moyen de garantir l’ouverture des Tiers Lieux : en mutualisant nos outils et notre documentation, on abaisse les barrières à l’entrée pour tous ceux qui voudraient se lancer.

Comment peut-on être crédible en tant que réseau territorial des Tiers Lieux si on n’arrive même pas à cofinancer nos ressources ?

Cofinancer les ressources et les outils, cela sonne comme la solution miracle à la fragilité du modèle des Tiers Lieux…

S. P. : Evidemment, une fois que l’on a dit cela, tout reste à faire ! L’outil ne représente qu’une infime partie de la solution. Pour qu’il fonctionne, il faut que la communauté soit vivante, ce qui suppose un réseau qui l’anime et recense ses besoins. Mais le plus souvent, on ne finance pas cette couche essentielle d’infrastructure communautaire. On dépense un argent fou pour concevoir des outils qui finiront par ne même pas être utilisés. Alors que l’enjeu, c'est de créer un nouveau métier : animateur de communs pour les territoires.

L’enjeu, c'est de créer un nouveau métier : animateur de communs pour les territoires.

L’autre grande fragilité des Tiers Lieux, c’est la maîtrise de leur foncier. Que peuvent les communs face à ces enjeux ?

S. S. : Pour mieux comprendre toutes les questions et enjeux liés au foncier, la documentation est infiniment précieuse, encore une fois. Lorsque Plateau Urbain, Villages Vivants, la foncière Etic ou Terre de Liens partagent leur expérience, tout nouvel entrant qui se pose la question de son foncier est mieux outillé pour se lancer. Il gagne du temps et de l’énergie sur ces questions techniques mais cruciales.

S. P. : La documentation est utile, je suis d’accord, mais je pense que l’on est arrivé à une situation où la seule issue pour sortir de l’ornière du foncier reste la contrainte réglementaire. Il y a tellement d’espaces vacants en centre ville, ce n’est pas possible ! C’est une situation que connaît bien le directeur de la Condition Publique à Roubaix. A côté de son lieu, dans un des quartiers les plus pauvres de France, on compte plusieurs bâtiments laissés à l’abandon, très dégradés et menaçant de s’écrouler. Pourtant, il a beau avoir des projets et de l’argent, la collectivité ne veut pas les lui céder. Elle devrait être obligée de lui ouvrir les portes.

L’acteur public joue un rôle clé vis-à-vis des Tiers Lieux, tantôt financeur, tantôt propriétaire foncier… Et s'il jouait un rôle d’animation et de structuration nationale des Tiers Lieux ? Si l’on créait un Conseil National des Tiers Lieux, comme recommandé par la Mission Coworking ?

S. S. : Ce n’est pas à l’Etat de créer ce genre d’instance. S’il y a une structure centralisatrice, elle doit venir des lieux. Pour cela, il faudrait organiser des États Généraux des Tiers Lieux... ce que la Mission Coworking n’a pas fait. Axée dès le départ sur le coworking, cette consultation était très loin de la démarche et de la vision qui animent les Tiers Lieux. Aujourd’hui, nous avons donc deux options : soit on construit une instance à partir d’acteurs qui sont de véritables Tiers Lieux, soit on entre en négociation avec des gens qui ont une vision différente de ce que sont les Tiers Lieux, avec au milieu un acteur public qui ne comprendra pas ce qui se joue...

A quelles conditions pourrait-on créer cette instance qui vient d’en bas, des Tiers Lieux authentiques ?


S. S. : Déjà, il faudrait un financement des réseaux de Tiers Lieux. Sans financement, personne ne pourra y passer du temps, forcément.

S. P. : Ensuite, il faut des personnes. Un animateur de réseau de Tiers Lieux n’est pas un animateur de Tiers Lieux ! Ce sont d’autres compétences. Moi je n’ai monté aucun Tiers Lieux, par exemple. En revanche, j’ai beaucoup contribué à l’animation du réseau des Tiers Lieux en Hauts de France. A l’inverse, ceux qui s’investissent pour monter leur Tiers Lieux dans leur territoire n’auront pas envie de faire de la représentation et de l’influence à Paris, c’est certain. Ce qui nous rassemble, finalement, c’est la production de communs. C’est ce qui donne à chacun la légitimité d’agir à son niveau, pour monter des lieux comme pour en animer le réseau.

Une autre recommandation de la Mission Coworking consiste à créer 300 Fabriques de territoires. Qu’en pensez-vous ?

S. S. : Qu’entend-t-on précisément par « Fabriques de territoires » ? Soutenir des lieux physiques ? Ou soutenir une communauté ? Si c’est soutenir des lieux physiques, ces fabriques ne seront qu’un énième guichet d’appel à projets. Elles alimenteront une logique concurrentielle destructrice pour beaucoup de lieux qui ont peu de moyens pour rivaliser avec les gros… En revanche, si ces fabriques soutiennent des communautés sur la base de la mise en commun des ressources, cela me semble très prometteur. Cela pourrait permettre de consolider les dynamiques de réseau qui émergent sur les territoires.


Les agents de Pôle Emploi et de la CAF devraient venir directement dans les Tiers Lieux pour proposer leurs services

Pour finir, partagez vous cette observation de terrain dans le cadre de Mille Lieux : les Tiers Lieux constituent une sorte de nouveaux guichets sur les territoires, aux côtés de la CAF, Pôle Emploi, les MSAP...

S. S. : C’est vrai que les pouvoirs publics poussent les Tiers Lieux à jouer ce rôle de guichet unique, surtout à une époque où tout est dématérialisé. On met une borne CAF dans le lieu, on forme l’animateur à telle ou telle démarche, on octroie une enveloppe pour délégation de service public... et on espère que les Tiers Lieux vont pallier les déficiences de l’Etat ! Il y a une vraie résistance dans les Tiers Lieux par rapport à ce mouvement-là : on ne veut pas se faire instrumentaliser par l’Etat.

S. P. : Plutôt que de former, et de mal former, les animateurs des Tiers Lieux pour opérer un service d’accompagnement pour le compte de la CAF ou de Pôle Emploi… les agents de Pôle Emploi et de la CAF devraient venir directement dans les Tiers Lieux pour proposer leurs services. Mais même dans ce cas, cette philosophie de « guichet » crée une tension dans les lieux : celle de réinventer l’action publique tout en subvenant aux besoins des membres du lieu. On a d’un côté une approche très servicielle et de l’autre, des espaces de contribution et de coopération. Des lieux dans lesquels les gens vont d’abord se rencontrer, échanger puis éventuellement inventer des services ensemble pour répondre à leurs besoins.

S. S. : En fait, cette tendance au tout serviciel traduit bien l’incapacité actuelle à créer des lieux vivants. Il y a de moins en moins d’espaces où l’on se rencontre, où l’on échange tout simplement. Aujourd’hui, on doit payer pour prendre un café avec le facteur.. Et on achète ses timbres à un automate... Les Tiers Lieux apparaissent comme les derniers bastions des rencontres, des échanges et de la coopération entre individus.

Aujourd’hui, on doit payer pour prendre un café avec le facteur.. Et on achète ses timbres à un automate... Les Tiers Lieux apparaissent comme les derniers bastions des rencontres, des échanges et de la coopération entre individus.

Cet article est issu d'un travail d'équipe avec Solène Manouvrier. C'est le deuxième d’une série de huit entretiens réalisés dans le cadre de l’exploration Mille Lieux, disponible en ligne au lien suivant : https://www.le-lab.org/exploration-mille-lieux

Ce travail vise à objectiver l’impact des tiers-lieux au delà du seul prisme économique, à mieux comprendre et valoriser ce qui se joue au sein et autour de ces espaces. Il nous apprend beaucoup de choses, souvent surprenantes, parfois à contre-courant de ce qui se dit et se lit sur les tiers-lieux...alors bonne immersion !