Si Robert Doisneau avait vécu au 21ème siècle, il n’aurait jamais pu prendre ses fameuses photographies d’enfants s’amusant en toute liberté sur les trottoirs de Paris. Ces scènes sont passées au rang d’images d’Epinal. Les enfants ont déserté les rues de nos villes, désormais trop exposées à la circulation automobile, anonymes et polluées. Ainsi poussées à l’exode, la majorité des familles quitte le centre ville pour une périphérie plus verte et plus calme dès l’arrivée du 2ème enfant.
Construites davantage pour la voiture que pour le piéton, les villes sont devenues des temples de l’efficacité et de la productivité, le royaume des actifs. Les enfants y ont-il encore leur place ? L’heure de la ville récréative a sonné !
No kids in the block
Dans une ville que l’on veut de plus en plus intelligente, l’espace urbain se doit d’être rationalisé et optimisé. Une logique qui ne laisse pas beaucoup de place ni à la poésie ni à la rêverie. Le citadin en serait presque relégué au second plan, se contentant d’être un usager plutôt qu’un acteur ou un créateur de sa ville. Les enfants, à plus forte raison, subissent une vraie ségrégation, victime d’une sorte de hiérarchie des usagers urbains suivant leur âge.
Certes, les enfants disposent d‘espaces dédiés, construits à leur mesure : des squares, des écoles, des centres aérés. Mais tous sont fermés, grillagés, comme coupés de la vraie vi(ll)e. Passant d’un espace clos à un autre, la rue n’est pour eux qu’un long couloir dans lequel il faut se hâter de marcher pour passer à la « pièce suivante ».
Condamnés à évoluer dans ces territoires balisés, et toujours sous bonne garde, la vie des petits citadins ressemblerait presque à de la détention.
Pourtant, les enfants ont longtemps fait partie intégrante de l’espace urbain, et ce même si, ne soyons pas naïfs, la rue pouvait s’avérer extrêmement rude et difficile pour eux. Ce qui a changé, c’est la disparition des « yeux de la rue ». C’est ainsi que Jane Jacobs, urbaniste américaine, désigne les gardiens d’immeuble, les épiciers de quartier, ou les anciens petits métiers qui veillaient le trottoir. La rue, qui était un vrai lieu de vie, n’est plus qu’un lieu de passage anonyme. Et de fait, la surveillance collective sur laquelle pouvaient s’appuyer les parents pour laisser leurs enfants jouer dehors n’existe plus. En parallèle, l’usage de la voiture a explosé. La circulation dans nos villes s’est fortement intensifiée, engendrant son flot de désagréments : danger, nuisance sonore, pollution… renvoyant ainsi les petits citadins à leurs pénates.
La dimension sécuritaire, même si elle se justifie, a désormais pris une telle importance qu’elle ne laisse plus sa place à la prise de risque pourtant nécessaire à la construction de l’enfant. On suppose les enfants « faibles », « incapables », raison pour laquelle on ne les laisse jamais seuls en ville. Ils ne profitent d’aucun espace vraiment à eux et ne connaissent donc pas ces moments de vraie liberté, loin du regard des adultes. En ville, les parents passent leur temps à jouer les taxis pour déposer leur progéniture à l’école puis aux activités extra scolaires (dans lesquelles ils ont certes l’occasion de se défouler, mais encore et toujours sous la surveillance d’un adulte). Dans les années 1900, un enfant parcourait plusieurs kilomètres à pieds, seul dans la ville. Aujourd’hui son espace de liberté se limite à un rayon de 500 mètres. Outre les problèmes de santé liés à une telle baisse d’activité, cet enfermement permanent met en péril le développement personnel de l’enfant ainsi que son acquisition d’autonomie.
La ville durable sera récréative ou ne sera pas
Sans espace de liberté, l’enfant n’a pas non plus de temps pour lui. Comment peut-il rêver, bidouiller, construire des cabanes, crier, se défouler, tout cela sans gêner les citadins pressés et tellement occupés qu’ils ne supportent pas d’être dérangés ? Le problème de l’enfant dans la ville, c’est qu’il partage son terrain de jeu avec ceux qui ne jouent pas. Comme les skateurs, il a un usage subversif et non-productif de la ville et devient une gêne pour ceux qui ont une utilisation « normale » de l’espace urbain. Pourtant, nous aurions tous intérêt à aller vers une ville plus douce, davantage ouverte au ludique et à la sérendipité.
Pour que les enfants se réapproprient l’espace urbain, ils ne doivent plus être cantonnés à un « usage attendu » de la ville (jouer exclusivement dans les aires de jeux, attendre d’être dans un parc pour courir …). Les enfants sont très doués pour inventer de nouveaux usages, détourner le mobilier et le décor urbain. Qui n’a jamais sauté au-dessus des bandes blanches des passages piétons transformées pour l’occasion en dangereux crocodiles? Qui ne s’est jamais amusé à marcher en équilibre sur un muret ? L’environnement urbain est par nature propice au jeu et à l’aventure.
Pour devenir ludique, la ville a besoin de perméabilité dans ses usages et non pas d’enclaves séparées et ségrégantes.
Cela passe par un meilleur partage des espaces : moins de place pour l’automobile, plus pour la communauté qui pourra ainsi s’exprimer et s’épanouir. C’est d’ailleurs la tendance actuelle. Le street art, qui a depuis quelques temps gagné ses lettres de noblesse, en est l’illustration et prouve que le citadin peut devenir acteur de son environnement.
Il est important que les grandes zones urbaines laissent de la place à l’inorganisé et au désordre. Cela repose essentiellement sur des initiatives citoyennes et autogérées, en mode « hacking urbain ». Premier exemple, les playstreets. Le temps d’une journée, la circulation est coupée et la rue peut être investie par les enfants du quartier et leurs parents, libres d’y pratiquer une multitude de jeux ou de sports. En France, le concept a notamment été repris par le collectif « Rues aux Enfants ». Autre initiative, les parking-days qui consistent à créer temporairement un espace ludique, souvent végétalisé, sur une place de parking.
Les pays anglo-saxons sont allés encore plus loin pour offrir à leurs enfants des zones de liberté en inventant les « junk playgrounds ». Ce ne sont ni plus ni moins que des terrains vagues dans lesquels les enfants ont de curieux jouets à disposition : des marteaux, des scies, des vieux matelas, des palettes de bois, parfois même du feu… Ils construisent des cabanes, brulent des cartons, escaladent, bref ils sont libres (et aucun accident n’a été à déplorer jusqu’à présent). Ici, on fait confiance aux enfants et en leur capacité à s’auto-préserver.
Cette problématique de l’enfant dans la ville fait l’objet d’une vraie prise de conscience accompagnée d’une volonté d’inclure l’enfant dans la vie de la cité. C’est notamment la démarche du Réseau des Villes Amies des Enfants. Fondée en 2002 par l’UNICEF et l’Association des Maires de France, il regroupe toutes les municipalités qui s’engagent à considérer les petits citadins comme des interlocuteurs à part entière, au même titre que les adultes.
Les enfants ne sont pas les seuls à être mis au second rang des usagers de la ville. Les personnes âgées, les piétons, les femmes, les personnes handicapées par exemple ne trouvent pas toujours leur place dans l’espace urbain. La route vers la ville inclusive semble donc encore longue. Mais petit à petit nous en traçons le chemin.
Pour aller plus loin :
The Importance of Playing with Fire - Film sur un junkplaygroung au Pays de Galles Sk(h)ate me – Documentaire sur l’usage subversif de la ville par les skateurs Les Enfants dans la Ville – texte de Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, commissaire de l’exposition « La ville récréative. Enfants joueurs et écoles buissonnières » (Dunkerque – 2015).