La désescalade technologique est un horizon souhaitable

ENTRETIEN avec Félix Tréguer. L’utopie à laquelle croyaient les pionniers d’internet semble loin. A ses valeurs fondatrices - partage, ouverture et décentralisation - ont succédé celles d’un nouveau capitalisme de surveillance : captation, cloisonnement et centralisation. Que s’est-il donc passé ?

On entend souvent que les technologies sont intrinsèquement neutres, que tout dépend des usages que l’on en fait. Partagez-vous cette analyse ?

Félix Tréguer. : Les technologies ont toujours porté une vision politique de la société, et les technologies du numérique ne font pas exception. Elles sont le reflet de la société et de ses principes de domination, ce qui leur attire un certain nombre de critiques. Dans les années 60 et 70, elles sont principalement le reflet du complexe militaro-industriel qui les développe, et des grandes bureaucraties qui les adoptent rapidement. L’informatisation fait alors l’objet de nombreuses résistances. Mais, la décennie suivante s'accompagne d’un changement drastique : alors que l’informatique s’invite dans les foyers avec l'apparition de l’ordinateur personnel, les promesses d’émancipation qu’elle porte conduisent à un retournement brutal de l’opinion. Beaucoup envisagent alors son usage à des fins militantes.

Alors que le réseau informatique n’a jamais été aussi étendu, le pouvoir n’a jamais été aussi concentré.

Aujourd’hui, nous revenons de cette utopie. Les technologies de big data et d’intelligence artificielle sont très peu distribuées dans la société. En France, elles sont utilisées pour l’orientation post-Bac (Parcoursup), pour la sécurité de l’espace public (reconnaissance faciale) ou encore pour le contrôle fiscal (surveillance des réseaux sociaux). Comme dans les années 60 et 70, ces technologies restent dans le giron des administrations et des entreprises : elles renforcent plus qu’elles ne distribuent le pouvoir. Alors que le réseau informatique n’a jamais été aussi étendu, le pouvoir n’a jamais été aussi concentré. 

Les technologies de l’information ont-elles toujours desservi les causes citoyennes ? 

F.T. : Dans les années 90, avec la sortie de la guerre froide et la généralisation des politiques néolibérales à travers le monde, la mouvance altermondialiste profite de l’émergence d’internet pour se coordonner plus facilement. Par exemple, au Mexique en 1994, la révolution zapatiste revendique l’utilisation d’internet et des technologies de l’information pour contourner les grands médias du pays. Elle nourrit aussi l’espoir de voir se constituer un réseau international d’échange d’informations. A cette période, les mouvements sociaux (collectifs féministes, réseaux d’aide aux précaires, associations de soutien des migrants) profitent de l’appui des militants de l’informatique et de l’internet libre qui leur mettent à disposition des boîtes mail, des serveurs, des sites web...

Les années 2000 marquent un tournant avec l’arrivée des réseaux sociaux comme Myspace puis Facebook, ainsi que des boîtes mail comme Gmail. Fers de lance du web 2.0, ces plateformes proposent une interface facile d’utilisation et gratuite. Très vite incontournables dans l’espace public numérique, ces services bénéficient des effets de réseaux (ces mécanismes qui contribuent à accroître l’utilité d’un service à mesure que son nombre d’utilisateurs augmente) et permettent aux mouvements sociaux de toucher une audience plus large. La compagne #metoo lancée sur Twitter et l’utilisation de Facebook par les Gilets Jaunes ont ainsi été de grands succès. 

Les grandes plateformes numériques ont facilité la médiatisation des luttes… mais à quel prix ?

F.T. : En utilisant ces plateformes privées, les luttes sociales renoncent à une certaine autonomie médiatique et à leurs libertés. Elles s’exposent d’abord à une forme de surveillance commerciale : chaque création d’événement, chaque action médiatique, chaque groupe de discussion génère des données qui sont ensuite revendues à des annonceurs. Des données auxquelles l’État peut également avoir accès pour surveiller les mouvements sociaux au travers de réquisitions judiciaires ou administratives. L’autre risque, c’est celui de la censure privée dès lors que tel contenu ou tel compte ne respecte pas les conditions d’utilisation de la plateforme. Auparavant réservé à l’Etat, ce pouvoir se retrouve aujourd’hui dans les mains des grandes plateformes qui ont les capacités techniques pour automatiser la détection des contenus litigieux. En misant soit sur des travailleurs pauvres recrutés dans des pays où le travail est faiblement rémunéré (en Asie du Sud-est notamment), soit sur des algorithmes toujours plus performants, ces entreprises disposent d’outils de censure quasi instantanés.

La coopération entre l’administration et les plateformes numériques contribue à invisibiliser les discours contestataires

Quel rôle de l’État dans cette censure privée ? 

F.T. : Cette censure extra-judiciaire, dont se chargent des acteurs privés, s’effectue avec la bénédiction de l’État. Ainsi, la proposition de loi Avia, ou loi “contre la haine”, impose une obligation de retrait de contenus  dits « terroristes »  sous une heure. Une telle réactivité, seules les grandes plateformes peuvent s’en prévaloir. Surtout, cette coopération entre l’administration et les plateformes numériques contribue à invisibiliser les discours contestataires. On peut citer l’exemple récent du photomontage du gouvernement dont le ministère de l’Intérieur avait demandé la censure auprès du réseau Google+, à travers la Sous-Direction de la Lutte contre la Cybercriminalité (SDLC). Ce photomontage détournait une photographie de Pinochet avec des généraux militaires pour les remplacer par les visages de MM. Castaner, Philippe et Macron. Même si la caricature est finalement restée en ligne, cet exemple en dit long sur le risque démocratique que fait peser l’alliance public-privée dans des formes de censure automatisée. Sachant que la plupart des censures effectivement exercées au travers de ces collaborations public-privé le sont dans la plus grande opacité, à l’inverse des procédures judiciaires consacrées par la loi de 1881 sur la liberté de la presse pour protéger la liberté d’expression.

Quelle est la dernière mutation de ce capitalisme de surveillance ?

F.T. : Déjà en discussion dans les années 80, l’intelligence artificielle constitue la plus grande avancée technologique de ces dernières années. Avec la diffusion des objets connectés, elle permet de récolter et de traiter toujours plus de données et de façon toujours plus fine.   Ces capacités décuplées représentent une menace supplémentaire pour le processus de démocratisation. Elle dessinent ce que Gilles Deleuze avait, à la suite de Michel Foucault, désigné sous le terme de « société de contrôle ».

Quelles alternatives existent face à ces technologies répressives ?

F.T. : Il s’agit moins de développer de nouvelles technologies que de nouvelles organisations et d’œuvrer à des réglementations favorables à un internet plus libre et décentralisé. On pourrait par exemple migrer plus massivement vers Framasoft, Mastodon ou Peertube qui proposent des services similaires aux grandes plateformes privées tout en donnant davantage de contrôle aux utilisateurs. 

Les informaticiens militants doivent s’allier aux groupes contestataires.

La mouvance low-tech, qui promeut des technologies plus sobres, est également intéressante. Elle se déploie en France avec par exemple des réseaux internet décentralisés (ffdn.org) qui se réapproprient l'infrastructure numérique en faisant des liens Wifi radios ou même en installant de la fibre optique de manière citoyenne et autogérée. En Espagne, il existe aussi un réseau communautaire, guifi.net, qui avec le groupe ereuse.org récupère des machines mises au rebut et tente de les faire fonctionner le plus longtemps possible, pour battre en brèche l’obsolescence programmée. Ces types d’initiative ont l’intérêt de ré-internaliser un tant soi peu l’immense coût écologique et social du numérique.

On ne peut pas nier la puissance de la propagande autour d’un solutionnisme technologique promettant de “sauver la planète”

Pour que ces alternatives gagnent en popularité, les informaticiens militants qui ont longtemps cru à l'avènement d’un internet émancipateur doivent s’allier le reste du mouvement social. Cette dynamique a déjà fait ses preuves dans les années 90 avec par exemple en France le soutien d’informaticiens aux syndicalistes des Postes, Télégraphes et Téléphones (PTT) pour coordonner des actions contre la réforme des retraites du gouvernement Juppé. Surtout, un front commun doit se faire jour avec les groupes sociaux qui pâtissent le plus de cette société de contrôle : les travailleurs précaires, les étudiants, les personnes racisées, etc...

Aujourd’hui, l’horizon semble hors de portée…

F.T. : Pour faire advenir cette utopie, il faut entretenir une culture de la résistance car le rapport de force est en effet, très défavorable. Depuis onze ans d’activité avec La Quadrature du Net, le travail pour alerter l’opinion publique sur la surveillance généralisée et les recours judiciaires face à l’emprise croissante des GAFAM n’ont permis de renverser la donne. On ne peut pas nier la puissance de la propagande autour d’un solutionnisme technologique promettant de “sauver la planète”. Elle invisibilise le coût écologique d’internet qui comprend l’extraction de ressources naturelles, l’exploitation de personnes vulnérables, l’obsolescence programmée et l’infrastructure matérielle supportant ces technologies. Malgré tout, les consciences citoyennes s’éveillent. L’installation de la 5G, les compteurs intelligents Linky ou encore l’algorithme de sélection Parcoursup sont autant d’incarnations d’une informatique technocratique qui se heurte à des résistances de plus en plus fortes. Ces mouvements de contestation  se détachent des organisations militantes traditionnelles et se rapprochent davantage de mouvements citoyens. Mais surtout, ils participent d’un imaginaire prometteur : celui de la désescalade technologique.

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Sociologue, militant, chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS et membre fondateur de la Quadrature du Net, Félix Tréguer étudie les relations de pouvoir et les résistances associées aux technologies de l’information et de la communication dans l’espace public. Il vient de publier L’utopie déchue: une contre-histoire d’Internet, Fayard, 2019, ouvrage adapté de sa thèse en études politiques soutenues à l’EHESS.

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La réalisation de cet entretien n’aurait pu se faire sans la participation à l’entretien de Alexandre Langereau et sans le travail d’édition de Soléne Manouvrier. Mes remerciements leur sont destinés.