Dans ton livre, il est clair que tu ne t’adresses pas aux économistes. A qui t’adresses-tu et pourquoi ?
Timothée Parrique : Avec Ralentir ou périr, j’ai eu envie d’ouvrir l'économie au-delà des cercles d’économistes pour deux raisons. D’abord, je remarque “une crise de l’imagination” dans la discipline qui encourage à se renouveler en ne restant pas uniquement entre économistes. Aujourd’hui, c’est comme si la majorité des économistes étaient bloquée dans un ensemble de mythes et de discours (la taxe carbone comme solution magique au changement climatique, par exemple), un peu comme dans le film “Un jour sans fin” dans lequel la même journée recommence éternellement. Ensuite, je pense que l’économie en tant que sous-discipline des sciences sociales doit aujourd’hui plus que jamais miser sur l’interdisciplinarité et faire appel aux sociologues, anthropologues, philosophes, etc, ainsi que des personnes en dehors des champs académiques. Aujourd’hui, encore trop de sujets sont traités en silos, ce qui fait qu’on a encore du mal à lier les questions sociales et économiques aux questions écologiques et à la croissance. Le travail de l'Observatoire des inégalités est par exemple totalement absent du plan de transformation de l'économie du Shift Project ou des scénarios Négawatt et de l'Ademe…
A chaque fois qu’un membre du gouvernement prend la parole, il se doit de rappeler qu'il ne fait pas de la décroissance.
Comment rendre davantage accessible l’économie ? Quelle est ta stratégie ?
T. P. : J’avance suivant une approche pyramidale : je vulgarise pas-à-pas, tout en faisant attention à ne pas donner l’occasion à des pseudos-experts de discréditer le sérieux de mon travail. J’ai commencé par une thèse de 871 pages pour décrire la décroissance et asseoir ma légitimité sur ce sujet controversé. Suite à cela, j’ai écrit ce livre, Ralentir ou périr, dans lequel je synthétise certaines idées, enlève le jargon économique et ajoute des analogies pour faciliter la compréhension. Demain, il faudrait une troisième étape avec des médiums de diffusion plus accessibles encore que les livres académiques, comme les podcasts ou les BDs par exemple. Je suis certain que si l’on réalisait une série TV version Game of Thrones qui serait inspirée des livres parlant d'alternatives au capitalisme comme Voyage en Misarchie d’Emmanuel Dockès (publié aux éditions du Détour) et Paresse pour tous d’Hadrien Klent (publié aux éditions Le Tripode), cela permettrait de créer un imaginaire bien plus puissant que n’importe quel livre critique du système actuel... Mais d’ici là, on peut commencer par faire l’inventaire des mesures qui sont proposées ici et là par des personnes qui prônent des alternatives radicales (décroissance, simplicité volontaire, éco-socialisme, éco-féminisme, convivialisme, économie du donut, villes en transition, etc.) et s'attacher à ouvrir le débat autant que possible.
En quoi la (dé)croissance est-elle un bon concept pour critiquer le système ?
T. P. : L’approche par la (dé)croissance me semble plus intéressante que l’approche par le capitalisme car elle est devenue un phénomène si fort, presque total dans la société, qu’elle permet de faire le lien entre l’ensemble des questions de société et de faire une sorte de méga critique du système dans son ensemble. Si je prends l’exemple d’une prison : critiquer le capitalisme remet en cause le geôlier et les murs, mais c’est tout, car les critiques marxistes sous-estiment l’aspect écologique et féministe. Partir d’une critique de la croissance permet de faire une critique du système carcéral au sens large et ainsi de mieux identifier comment s’en échapper. Je trouve par ailleurs remarquable que depuis sa naissance en 2002, la décroissance ne s’est jamais faite récupérer contrairement aux termes d’économie verte, de développement durable, d’économie circulaire, etc, qui étaient au départ des concepts assez radicaux mais qui se sont fait rapidement diluer. Elle reste depuis 20 ans une sorte de poil à gratter utopique qui rappelle qu'il y a des alternatives au capitalisme, au productivisme, à l’extractivisme, etc. Il est d’ailleurs amusant de voir qu’aujourd’hui, à chaque fois qu’un membre du gouvernement prend la parole, il se doit de rappeler qu’il ne fait pas de la décroissance. Ce qui est positif car en faisant cela, non seulement ils et elles admettent l'existence de cette utopie et prennent position face à elle, mais ils et elles sont contraints de revendiquer leur propre idéologie. En somme, ils et elles exposent la dialectique du pouvoir et font le choix délibéré de rester dans un système qui sacrifie le social et l’écologique pour le financier… ce contre quoi il est possible d’être en désaccord.
La croissance est écologiquement insoutenable, socialement insupportable, et politiquement futile ; elle détruit le monde du vivant, épuise les communautés, et tout cela sans augmenter le bien-être.
Pourtant, il reste difficile de convaincre voire même de parler de décroissance en France…
T. P. : On ne s’en rend pas compte en France, mais la décroissance devient très populaire à l’étranger. Mon prochain article s'intitule d’ailleurs Degrowth is cooler than you think, car je remarque que c’est un sujet qui passionne et dont de nombreux mouvements sociaux commencent à se saisir. Elle renvoie alors à l’idée d’une économie alternative au capitalisme, une économie sexy et qui augmentera le bien-être. Les ouvrages qui traitent de ce sujet donnent du peps - je pense notamment aux travaux de Tim Jackson, de Kate Soper, de Jason Hickel et de Giorgos Kallis . Ce n'est pas du tout comme ici en France, où dès que l'on parle de décroissance on nous dit, “tiens les zadistes idéologiques sont de retour”... La situation est en train de changer, je l’ai constaté pendant la tournée de sortie du livre, mais c’est lent. Alors qu’il existe une toile de pensée hétérodoxe d’une richesse exceptionnelle dans ce pays, on continue de s'enliser dans des débats stériles sur le pouvoir d’achat, les jets privés, et les limitations de vitesse sur l’autoroute. C'est tout de même un comble que je doive aller en Suède, sur un financement suédois, pour étudier la soutenabilité des finances publiques de la France...
Comment convaincre une large partie de la population des promesses de la décroissance et notamment les plus pauvres ? Comment leur montrer que le capitalisme ne leur apportera pas ce qu’ils et elles réclament ?
T. P. : Pour faire prendre conscience aux plus pauvres des avantages de la décroissance, il faut montrer les limites sociales - et pas seulement écologiques - de la croissance. En effet, même si la croissance était physiquement soutenable, elle en resterait socialement insupportable et politiquement futile. Politiquement futile car la théorie du ruissellement est un mythe : elle ne fonctionne ni en pratique, ni en théorie. La croissance ne réduit ni la pauvreté ni les inégalités, alors à quoi bon sacrifier notre patrimoine social et écologique pour faire augmenter le PIB ? C’est une stratégie obsolète et complètement inadaptée aux contraintes et objectifs d’une économie développée.
Que réponds-tu à celles et ceux qui te traitent d’idéologue ?
T. P. : Je leur réponds que la décroissance n’est pas plus idéologique que la croissance ! En effet, comme le philosophe Karl Mannheim, je pense qu’utopie et idéologie sont les deux faces d’un même mode de pensée. L'idéologie constitue le mode de pensée dominant alors que les utopies, et il y en a toujours plusieurs, correspondent aux modes de pensée périphériques. Les utopies se déploient toujours dans l'ombre de l'idéologie. Lorsque l’on étudie l'histoire avec cette dialectique idéologie/utopie on se rend compte qu’une idéologie se fait toujours remplacer par une utopie, qui devient alors elle-même idéologie et qui donne naissance à plein d'autres utopies… Dans le cadre qui nous occupe, nous avons d’un côté l'idéologie de la croissance et de l’autre, l'utopie de la décroissance. Toutes deux fonctionnent en miroir, tant au travers de leurs valeurs, de leurs pratiques que des institutions qui les incarnent. Il n'y en a pas une qui serait plus dogmatique ou politique que l'autre.
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Économiste et chercheur à la School of Economics and Management de l’Université de Lund en Suède, Timothée Parrique a réalisé une thèse (“The political economy of degrowth”, 2019) avant de rédiger Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (Seuil, 2022).
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