Edité par Hélène Vuaroqueaux
La Fab City, ville localement auto-suffisante et globalement connectée, nous invite à repenser l'impact de la fabrication numérique au-delà du Fab Lab, pour relocaliser la production industrielle, alimentaire et énergétique sur le territoire urbain. Rencontre avec Tomas Diez, fondateur de IAAC et du Fab Lab Barcelone, et instigateur du programme Fab City.
Bonjour Tomas, peux-tu résumer rapidement ton parcours, et comment est née la Fab City ?
Tomas Diez. Je suis urbaniste et originaire du Venezuela. Je suis arrivé à Barcelone il y a 10 ans avec le projet de faire carrière à IAAC (Institute for Advanced Architecture of Catalonia). J’y suis arrivé à l’époque où ils envisageaient de créer le premier Fab Lab européen, un projet qu’on m’a confié. Cela m’a permis de faire le lien entre la ville, ma formation d’origine, et le potentiel de la fabrication numérique distribuée. J’ai rapidement senti que cela ouvrait des perspectives immenses de faire évoluer la ville : non pas en discutant de mettre un trottoir ici ou là, mais en transformant radicalement la façon de vivre sa ville. Et c’est ce qui me motive avec le projet des Fab Cities.
Si on résume, la Fab City c’est un peu le mariage entre fabrication numérique, ville durable et intelligente, et économie circulaire non ?
T.D. On peut dire ça, mais il faut rappeler que la fabrication numérique ce n’est pas juste l’impression 3D! Le Fab Lab est le socle d’une vision ambitieuse qui consiste numériser et relocaliser la production dans son ensemble. C’est un terrain d’expérimentation où l’on prototype de nouveaux modèles de fabrication distribuée, une nouvelle relation entre l’acte de produire et celui de consommer. Les citadins peuvent désormais fabriquer ou faire fabriquer des objets à proximité de chez eux, plutôt que d’acheter des produits tout faits fabriqués en Chine.
Dans la fabrication numérique, le plus important n’est pas tant la technologie en tant que telle, mais le changement culturel qu’elle induit.
Les Fab Labs sont les agents de la transformation culturelle des acteurs productifs et industriels.
Leur nombre a explosé ces dernières années : il y en a plus de 1000 dans le monde qui forment, à petite échelle, l’infrastructure d’une production distribuée. Il est aujourd’hui possible de concevoir et produire des objets à Barcelone, Le Cap , Wellington ou Tokyo sans avoir recours, ou presque, aux énergies fossiles.
Avec les infrastructures en place et la connaissance en partage, on peut réduire la quantité de matières et de produits importés, et recalibrer les échanges induits par la mondialisation.
En cela, c’est très lié à l’économie circulaire – notre approche permet de créer des boucles de matières plus courtes, plus locales.
Les entreprises génèrent de la valeur sociétale et pas uniquement du profit.
Comment le programme Fab City a-t-il démarré à Barcelone ?
T.D. En 2011, nous avons souhaité donner une dimension politique à la démarche du Fab Lab Barcelone : cela s’est concrétisé avec le projet Fab City. En 2014, la ville de Barcelone a ouvert le premier Fab Lab public, et nous avons activé avec elle un compte à rebours de 40 ans pour qu’elle devienne localement auto-suffisante et globalement connectée d’ici 2054. Le projet a depuis évolué pour devenir un réseau international de métropoles engagées dans la même démarche.
Notre objectif est d’inspirer les décideurs politiques à suivre ce modèle. Les villes de Paris, Toulouse, Amsterdam, Santiago, Detroit ou encore le royaume du Bhoutan, ont rejoint le réseau cette année. Celui-ci rassemble aujourd’hui 12 villes, 2 régions et 2 petits pays.
Rejoindre le réseau, ne signifie pas devenir une Fab City en un jour.
C’est s’engager à construire de manière collaborative des villes durables, résilientes et productives, et à mettre les technologies numériques au service de l’autonomisation du citoyen.
Quels sont les projets intéressants que tu vois émerger du réseau aujourd’hui ?
T.D. Il n’y a pas encore de projet emblématique, mais plusieurs expérimentations sont très prometteuses. Par exemple, on imagine bien le type de produits que l’on pourrait voir se généraliser dans la Fab City, tels que la douche circulaire ShowerLoop développée à POC21. Ce type de produit participe d’un nouvel état d’esprit, une nouvelle relation entre consommateurs et objets du quotidien.
Ce mouvement va prendre de l’ampleur : de plus en plus, les citoyens vont apprendre de nouvelles compétences, s’impliquer dans des projets de co-conception et repenser leur posture.
Autre exemple à Barcelone, suite à une collaboration avec IKEA, nous avons décidé de faire du quartier de Poblenou un prototype à petite échelle (1km x 1km) de la Fab City. Pour cela, nous avons commencé par répertorier les commerces et acteurs locaux alignés avec notre vision : Fab Labs bien sûr, mais aussi par exemple les restaurants servant des produits locaux. La Mairie de Barcelone, qui soutient le projet, a récemment annoncé l’ouverture du « Poblenou Maker District ».
Il est prévu d’y installer par la suite un « Super Fab Lab », qui rassemblera toutes les initiatives qui s’intègrent dans la vision Fab City, et jouera le rôle de plateforme capable de connecter l’écosystème.
Une Fab City n’est pas une ville pleine de Fab Labs: c’est un écosystème varié, cohérent et connecté.
Paris et Toulouse viennent de rejoindre le réseau : comment envisagez-vous leur contribution au réseau, avec leurs spécificités respectives ?
T.D. Nous avons travaillé sur une charte de la Fab City, avec une liste d’actions à mettre en place par une ville membre du réseau: partager ses données avec le réseau ; apporter un soutien aux équipes locales travaillant sur le sujet, comme Artilect à Toulouse ou Fab City Grand Paris (créé par OuiShare, Volumes, WoMa et Nouvelle Fabrique) en région parisienne ; enfin de participer à nos activités comme le Fab City Summit, qui rassemble chaque année les villes et communautés locales du réseau.
Nous nous attendons à voir une émulation entre ces villes, qui contribuera au partage d’expériences. Mais chaque ville membre est responsable de sa propre feuille de route : à Paris par exemple, le Fab City Summit 2018, organisé dans le cadre de FAB14 (14e conférence annuelle du réseau des Fab Labs) sera une échéance concrète. Celle-ci permettra également à tout le réseau de clarifier notre ambition et notre plan d’action pour les 10 prochaines années.
Quel est l’impact de Fab City sur les entreprises, leurs supply chains, leurs modèles économiques? Ont-elles un rôle à jouer dans cette transformation industrielle et urbaine ?
T.D. Le modèle actuel des entreprises industrielles est basé sur un accès contrôlé et fermé aux moyens de production et à l’information. Les grands acteurs sécurisent leur position dominante par ce biais, cette concentration est pour eux une grande source de richesse, donc le concept même de Fab City vient percuter ce modèle économique et menacer les intérêts de beaucoup de monde.
Aujourd’hui, le modèle économique d’OpenDesk, la plateforme de mobilier open source fabriqué localement, est radicalement différent de celui d’IKEA. Mais j’imagine tout à fait ces derniers lancer une nouvelle activité sur un modèle similaire dans les 5 prochaines années. Nous avons travaillé avec eux pour explorer différents scénarios d’usage : aujourd’hui, les consommateurs se rendent dans les magasins en périphérie des villes, achètent du mobilier en kit, le rapportent chez eux et suivent une notice d’assemblage. Bientôt, IKEA pourrait installer des micro-usines numériques en centre-ville, où chacun pourrait venir concevoir du mobilier sur mesure pour le fabriquer à la demande. Cela leur ferait économiser sur la gestion des stocks, augmenterait les possibilités de personnalisation.
D’aures grandes entreprises commencent à s’intéresser à des modèles de ce genre qui rapprochent la production du client final : Adidas, Nike, Airbus, Saint-Gobain, … Tout cela est porteur d’une nouvelle culture qui attire beaucoup de monde. Cela converge avec d’autres tendances de fond, telles que l’innovation ouverte, l’économie collaborative ou la blockchain.
J’y vois aussi un lien avec les mutations profondes du travail: le basculement vers le travail indépendant, l’économie de plateformes, l’automatisation numérique, ...
T.D. Absolument! Beaucoup de gens ne souhaitent plus être salariés à temps plein aujourd’hui. J’aime faire référence à l’approche de Zygmunt Bauman et son concept de « société liquide » : le temps, le travail, la famille, l’amour ... toutes ces structures que nous considérons comme figées et auxquelles nous nous accrochons, alors qu’elles deviennent de plus en plus liquides, fluctuantes.
S’adapter à ces changements nous permettra de constituer des organisations plus résilientes, en réseau. La Fab City, c’est en quelque sorte l’organe productif de la vie liquide.