Cet article s’inscrit dans la série Les nouveaux imaginaires, une série qui invite à décrypter nos imaginaires d'aujourd'hui et d’hier.
« Il est plus facile de penser la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme » Fredric Jameson et Slavoj Žižek
« Nous vivons dans une époque où nous travaillons en permanence à la production de notre disparition » Günther Anders
Les citations ne manquent pas, témoignant de l’inéluctable tragédie qui nous attend.
Et les prédictions ne sont pas en reste : pandémies et zoonoses devraient devenir monnaie courante. Les projections du GIEC nous annoncent que l’été 2050 sera (bien trop) chaud… et les pieds dans l’eau. Et ça, c’est sans compter les virus et autres bactéries géantes que promet de rejeter la fonte du permafrost à la manière d’une boîte de Pandore du XXIe siècle. Alors oui, effondrement il va y avoir.
Notre futur s’est assombri et les fictions qui nous nourrissent ne peuvent guère prétendre à l’optimisme pour le genre humain. En témoigne le succès planétaire du film devenu apostrophe des marche climatiques, Don’t look up, la montée en puissance de la clifi -climate fiction- et ou encore le succès de la série télévisuelle répondant au doux sobriquet de L’effondrement. Et pour les aficionados des ballets, la danse emboîte le pas à ce cortège de figures mortifères : Ballet de Marseille en tête avec le succès de Room with view, sorte d’ôde apocalyptico-jouisseuse bercée par la mélopée du DJ Rone.
Sur ce, on plie boutique et on part se préparer au pire ?
On se calfeutre et on jouit tant que cela est possible ?
La fin du monde, une histoire vieille comme le monde
A chaque époque son discours sur la fin du monde qu’il s’agisse de l’Apocalypse selon Saint Jean ou encore du cataclysme cosmique décrit dans le Coran. L’eschatologie, à savoir les discours (logos) sur la fin (eskatos) des temps, a toujours eu de beaux jours devant elle. Si vous avez la cinquantaine aujourd’hui, vous pouvez d’ailleurs vous targuer d’avoir survécu à une bonne dizaine de fins du monde que nous pourrions qualifier de mainstream dans les pays occidentaux :
- La menace de guerre nucléaire de la guerre froide.
- Crise du pétrole et son risque de guerre totale dans les années 70.
- Le trou dans la couche d’ozone.
- L’an 2000 en… l’an 2000.
- La fin du calendrier maya en 2012.
- Les pandémies
- …
Alors, au-delà des réalités que ces différents événements peuvent revêtir, que pouvons-nous observer de nouveau dans les discours qui les accompagnent ?
Fin du monde et air du temps
Les discours de fin du monde prennent toujours place dans une société définie : l’effondrement actuel est souvent entendu comme la mise à mal radicale du modèle de développement et d’abondance des sociétés occidentales telles que nous les connaissons. Cela n’a rien de surprenant. Nous projetons toujours la fin de notre monde et de ses règles implicites, plus que la fin du monde, dans l’absolu. Pour preuve, les différentes apocalypses précédemment citées sont des mises à l’épreuve des référentiels spécifiques dans lesquels elles prennent pied. La fin d’une société de service et numérique à travers le bug de l’an 2000, qui sonnait le retour à l’âge de pierre via l'effondrement notamment du système financier. La fin d’un sentiment de protection sanitaire et l’avènement d’un Pathocène - époque géologique pensée comme multipliant les facteurs pathogènes- avec la crise de la Covid.
Pourtant pour certains, comme Jean-Baptiste Fressoz, l’historien des techniques, il est nécessaire de questionner ce que nous appelons l’effondrement. En effet, cette image offre une lecture irrémédiablement anthropocentrée et concentrée sur les pays riches de ce monde. Elle peine à rendre compte des disparitions déjà quasi consommées de certains animaux par exemple et s’emploie à perpétuer une vision extractiviste, faisant des courbes des ressources naturelles les tisons de notre futur bouquet final.
Peut être que, ce à quoi nous avons à faire aujourd’hui n’est que l’effondrement de notre croyance dans le progrès, cette avancée linéaire de l’humanité vers le meilleur qui justifie les efforts les plus inconsidérés. Peut-être que notre volonté de nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature » - nature qui nous serait extérieure - à travers le progrès technique laisse apparaître aujourd’hui quelques failles qui nous font reconsidérer ce qui était l’alpha et l’omega du développement de nos sociétés.
En ce sens, notre effondrement contemporain n’a rien à envier à ses prédécesseurs : tout aussi situé que les précédents, il est autant fin des temps qu’air du temps.
Fin du monde et monde d’après
Mais au-delà du discours charrié, pourquoi parler de fin du monde ?
Quel discours plus mobilisateur que celui agitant la menace d’une fin proche ? Quoi de plus efficace que de promettre un “monde d’après” ? La fin se double souvent d’un mode d’emploi pour lui survivre. L’apocalypse selon Saint Jean est ainsi initialement porteuse d’un dévoilement, d’une révélation comme l’induit son étymologie grecque : le dévoilement, la révélation. La connotation désastreuse que le terme a pris n’est venue que par la suite. Le texte relate en effet avant tout l’émergence d’un nouveau monde en passe d’advenir. Ainsi plus qu’une fin du monde irrémédiable, l’apocalypse revêt une dimension politique, enjoignant un peuple à croire à la force de son projet contre les pouvoirs établis.
Lors de l’écriture de ce texte, la bête contre laquelle le peuple devait se révolter était l’Empire Romain.
Plus tard, ce fut au tour des scientifiques de mettre en garde contre un pouvoir politique et militaire jugé dangereux. Comment ? En mobilisant la puissance d’un imaginaire de fin du monde : celui de l’hiver nucléaire. Théorisé par une équipe de chercheurs affiliés à la NASA en 1983 et regroupés sous l’acronyme TTAPS, le risque de baisse globale des températures suite à une explosion nucléaire de grande ampleur, qui soulèverait une immense quantité de poussière, a permis d’alerter et de mettre en branle la société grâce à l’identification d’un risque majeur pour la survie de l’humanité. Avec l’imaginaire apocalyptique de l’hiver nucléaire, la menace nucléaire n’était plus un enjeu local ou national mais un enjeu global, faisant de l’assaillant la victime de sa propre action. L’image fera grand bruit et participera de la signature de certains accords entre l’URSS et les Etats-Unis aux dires de Gorbatchev, lui-même.
L’effondrement, l’ultime apocalypse ?
Là où l’effondrement millésime XXIème siècle déroge néanmoins à la règle, c’est que, à l’inverse de ses prédécesseurs, il relève d’un savoir sans croyance. D’après Roland Gori, psychologue et psychanalyste, là où, historiquement, l’ébranlement fondamental était porté par une parole révélée ou encore une hypothèse qui appuyait un projet politique, aujourd’hui le constat de l’ébranlement puissant et total que nous allons connaître - et avons commencé à vivre - ne se double ni d’un unique et clair programme politique, ni d’une croyance en un salut providentiel. En d’autres termes, nous savons que l’effondrement a lieu, mais nous ne savons quoi en faire. En cela, de mobilisateur, il peut devenir paralysant, en témoigne le peu d’impact que peuvent avoir les sorties des derniers rapports du GIEC.
Cette singularité se voit déjà dans le nom même de l’effondrement et dans le manque d'images qui viennent représenter cette fin des temps. L’effondrement dénote le dérobement du sol sous nos pieds. Un mouvement intérieur de détérioration enlevant toute emprise sur le monde tel que nous le connaissons. Pas de révélation comme dans l’apocalypse. Pas de catharsis comme dans un drame. Et ce nommage éthéré, de se doubler d’un manque d’image définie de la réalité que revêtirait ce non-événement.
Mouvement plus qu’événement, l’effondrement se réalise sans qu’une action particulière explique sa cause. Pas de champignon radioactif à l’horizon. Pas d’écrans d’ordinateurs éteints. Pas de comète qui vient percuter la Terre ou encore de vague de glaciation éclair. L’effondrement habite nos imaginaires sans faire image, en témoigne d’ailleurs le début de la série L’effondrement : celui-ci a eu lieu, on ne sait pas comment, on ne sait pas pourquoi. En somme, son spectre est partout mais ne désigne rien. Ou, au mieux, un tout impensé et impensable fait de chocs systémiques. Par sa complexité, il sidère. Orphelins de toute cause donnant à voir la catastrophe, les humains tentent tant bien que mal de se mettre en mouvement.
Si nous devions résumer sa singularité à grands traits, d’une part, il tient du savoir, mais contrairement à un récit de décadence civilisationnelle tel que celui porté par Edward Gibbon qui analysait la décadence romaine pour mettre en garde sa propre époque, il n’y a pas d’enseignement à tirer, pas de cautionary tale en lui. D’autre part, il n’y a pas non plus de croyance associée permettant de se prémunir de sa réalisation individuellement comme dans l’apocalypse, ou au niveau mondial comme dans la menace nucléaire.
Alors dans quelle mesure cet imaginaire de l’effondrement peut-il mettre en mouvement, faire croyance ? Peut-on mobiliser sans icône, sans symbole ? A force d’attendre le grand cataclysme, pourrions-nous passer à côté ?
L’effondrement, affect plus que concept
Pour Gori, l’effondrement a déjà eu lieu. En bon psychanalyste, il identifie dans notre emploi névrotique de ce terme les réminiscences d’un trauma : l’effondrement a eu lieu, et en ça, nous sommes déjà effondrés. Effondrés d’un monde déjà perdu, celui de notre enfance, celui d’hier. L’effondrement serait donc plus un affect qu’un concept. Un concept sert à éclairer, à renouveler une vision du monde. Ici, l’effondrement maille en un gros tout, une multiplicité de phénomènes : pour certains déjà à l'œuvre pour d’autres attendus avec plus ou moins de résignation, pour certains locaux pour d'autres mondiaux, si bien qu’il est difficile de savoir où nous en sommes.
Avec l’effondrement comme outil, il est bien difficile de construire le monde d’après. Peut-être faut-il, une fois la prise de conscience provoquée spécifier, identifier, détricoter : la fin oui, mais la fin de quoi ? De l’humanité ? De l’influence occidentale ? De la biodiversité ? Du capitalisme ? Si l’on veut dessiner les contours du monde de demain, il faut en identifier les racines dès aujourd’hui et ce sans attendre l’événement effondrement.
Dépasser la fin de notre monde en interrogeant le monde
Pour dépasser cette paralysie, il nous faut repenser notre relation au monde, notre place en son sein. Faire le deuil d’une vision de notre société basée sur le développement pour nous penser comme êtres “enveloppés” dans le monde, comme le disent Bruno Latour et Nicolas Schultz. Le dépassement de cette conception de notre rapport au monde ne peut se faire que par la création d’une nouvelle donne, d’un incipit à la nouvelle histoire que nous voudrions nous narrer de nous-mêmes. Il doit passer par l’investigation curieuse de ce qui constituait la trame de fond de nos œuvres civilisationnelles et que nous commençons à regarder d’un œil inquiet : météo, plantes, air... Toutes ces choses autrefois apanage de la parole phatique et aujourd’hui sources d’anxiété, doivent requérir notre attention.
Il ne s’agit pas de rester effondrés par l’effondrement mais plutôt de dessiner de nouvelles lignes de fuite, ou, pour être exacts, des lignes d’ancrage et d’approfondissement de notre compréhension et relation au monde. Passer de l’imposition de notre volonté sur celui-ci à un échange, une discussion, une dialectique plus fine avec ce qui nous entoure au quotidien. Tout un nouvel imaginaire à construire, celui d’un homme compris comme nature et d’une diplomatie à redéfinir dans ce tout.
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Anaïs Guillemané Mootoosamy est directrice du planning stratégique et de l'innovation chez W.
Edwin Mootoosamy Guillemané est le fondateur de la société de production audiovisuelle Choses Communes.
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L’édito de la série « Les nouveaux imaginaires » est à lire ici.
Le premier épisode de la série « Les nouveaux imaginaires » : Le retour à la nature