En mai prochain, nous fêterons les 50 ans de mai 68. Comme un passage de témoin entre deux époques qui ne se comprenaient pas, ce mouvement s’est constitué autour de la remise en cause du pouvoir gaulliste d’alors. Il a profondément marqué notre pays. Il est important, à l’heure où le gouvernement Macron s'interroge sur l’instauration d’une commémoration internationale officielle et où la génération qui a porté ce mouvement s’en va peu à peu, de mettre en question l’héritage de cette époque.
Mai 68
L’héritage de mai 68 est complexe et souvent paradoxal mais il est encore bien vivant dans notre société contemporaine. Les événements de mai 68 ont été notamment remarquables dans leur capacité à mobiliser différentes couches de la population : étudiants, ouvriers, intellectuels… Le mouvement des “établis” en est un bon exemple, des étudiants et intellectuels, pour la plupart maoïste, vont intégrer les chaînes de production des usines. Parfois même en amont de mai 68. Au-delà d’un mouvement de solidarité doublé d’une forme de protestation ces “établis” (1) ont diffusé un certain nombre de récits qui sont relativement contemporains à ce qu’on peut vivre dans les chaînes de production de nos usines. Ils ont participé à la prise de conscience de la condition ouvrière et ont favorisé l’émergence d’un imaginaire ouvrier, terrain fertile au développement de la représentation syndicale.
La pensée 68
Ce mouvement social a notamment donné naissance à un courant intellectuel qui a été qualifié à l’internationale de French Theory. Les acteurs de cette discussion étaient Foucault, Deleuze ou encore Derrida. D’une manière générale, l’approche qu’ils ont développée consistait à mettre en place une déconstruction systématique. Celle-ci donnait au doute une part structurante dans le processus de rationalisation censé faire apparaître la réalité : les faits seraient, quoi qu'il arrive, soumis à l’interprétation. Cette déconstruction était alimentée par l’avènement du relativisme culturel et la découverte de l’inconscient. Ce courant a été désigné par ses détracteurs comme la “pensée 68” (2) , qualifiée “d’anti-humanisme contemporain”. Il a été, dans ce cadre, réduit à une approche dédouanant les individus de leurs responsabilités au profit d’explications sociologiques : leurs origines sociales, religieuses, culturelles…
Celle-ci donnait au doute une part structurante dans le processus de rationalisation censé faire apparaître la réalité : les faits seraient, quoi qu'il arrive, soumis à l’interprétation.
La pensée unique
Une partie de la droite a qualifié la “pensée 68” de “pensée unique” dans sa tendance à déléguer à “l’état providence” les questions qui, selon elle, doivent être traitées au niveau des individus. Ce qui passe sous silence un certain nombre de questions d’ordre social, religieux, culturel et qui constitue le “politiquement correct” de gauche. Le qualificatif de “pensée unique” est un forme de joker employé aussi bien par la droite pour qualifier la gauche que l’inverse. Dans ce dernier cas la gauche va qualifier, de la même manière, le mécanisme par lequel on a désencastré l’économique du politique. On bride une forme de créativité politique en prenant pour fait accompli l’existence d’un marché, de la concurrence, du libre-échange, de la mondialisation, de la division internationale du travail, en un mot : du libéralisme. On réduit considérablement les sujets qui sont abordables dans la sphère politique et de la même manière, on construit un “politiquement correct” de droite. Sauf qu’à la différence du “politiquement correct” de gauche, le “politiquement correct” de droite va favoriser la pensée dont il est issu. Le “politiquement correct” de droite discrédite toutes les alternatives, “There is no alternative” selon les mots de Thatcher, alors que le “politiquement correct” de gauche se décrédibilise lui-même.
L’héritage de mai 68
En qualifiant de “pensée unique” la French Theory la critique de droite a castré cet élan intellectuel. Tout un pan des sciences humaines cherchant à expliquer des comportements individuels par une lecture sociologique s’est retrouvé publiquement marginalisé. On a accusé la French Theory de vouloir excuser alors qu’elle cherchait à expliquer. Cette critique de la “pensée 68” semble avoir eu un effet traumatisant pour un certain nombre d’intellectuels qui ont, depuis, adopté une posture de retrait face au débat public : se contentant d’attendre l’effondrement du monde. Alors qu’en France cette pensée était marginalisée, elle prenait son envol à l’international. Notamment aux Etats-Unis où elle a donné naissance à de nombreuses écoles qui s'intéressent à l’instauration du pouvoir et des normes.
Un héritage vivant
Au-delà des traces qu’ont laissées les événements de mai 68 dans notre société, il semble qu’il y ait une filiation encore plus forte entre ces événements et ce que nous vivons aujourd’hui. Boltanski et Chiapello dans un ouvrage baptisé “Le nouvel esprit du capitalisme” appréhendent le capitalisme comme une forme en mouvement capable de faire des éléments d’une critique, les pivots d’une nouvelle mue. Ne serions-nous pas à travers ce qu’on nomme sans recul critique, les nouveaux modes de travail, de consommation et de vie en train d’intégrer la critique de mai 68 au capitalisme ? “Ainsi, par exemple, les qualités qui [...] sont des gages de réussite- l’autonomie, la spontanéité, la mobilité, la capacité rhizomatique, la pluricompétence (par opposition à la spécialisation étroite de l’ancienne division du travail), la convivialité, l’ouverture aux autres et aux nouveautés, la disponibilité, la créativité, l’intuition visionnaire, la sensibilité aux différences, l’écoute par rapport au vécu et l'accueil des expériences multiples, l’attrait pour l'informel et la recherche de contacts interpersonnels - sont directement empruntés au répertoire de Mai 68.”
Boltanski et Chiapello dans un ouvrage baptisé “Le nouvel esprit du capitalisme” appréhendent le capitalisme comme une forme en mouvement capable de faire des éléments d’une critique, les pivots d’une nouvelle mue.
L’esprit du capitalisme
Si on va un peu plus loin, Boltanski et consorts ont dans leur travaux envisagé le capitalisme à travers des “esprits” successifs :
- Le premier esprit du capitalisme, identifié par Max Weber, prend ses racines dans l’éthique protestante et peut se résumer par la fameuse phrase de Benjamin Franklin : “Le temps c’est de l’argent”. Ici, l’ascèse protestante joue à plein et point de salut sans thésaurisation.
- Le “nouvel esprit du capitalisme”, il émerge avec la révolution industrielle qui doit constituer de nouveaux marchés afin d'écouler les productions des usines. Il va s'articuler autour de la valeur travail (3) : “il faut travailler pour gagner sa vie”. En basant son fonctionnement sur le travail plutôt que sur l’accumulation on permet ainsi l’émergence de la “consommation de masse”.
Ne sommes-nous pas, à travers l’intégration de la critique de mai 68, en train de voir émerger ce qu’on pourrait appeler le Nouvel “Nouvel esprit du capitalisme” qui pose la créativité comme moteur de l’innovation, seule ligne de fuite d’une société en mal de croissance ? Par là, on libère le travail, voire l’entreprise, mais on rend l’activité productive omniprésente. La créativité n’étant pas corrélée aux heures passées derrière son ordinateur, mais plutôt aux univers découverts à travers les voyages, les rencontres ou les lectures, ces activités, autrefois tenant plus de l’épanouissement personnel, deviennent productives.
Ne sommes-nous pas, à travers l’intégration de la critique de mai 68, en train de voir émerger ce qu’on pourrait appeler leNouvel “Nouvel esprit du capitalisme”qui pose la créativité comme moteur de l’innovation, seule ligne de fuite d’une société en mal de croissance ?
Conclusion
Les événements de mai 68 constituent une forme de passé qui ne passe pas. L’influence de ceux-ci semble toujours aussi forte aujourd'hui sans que l’on puisse pourtant l’appréhender dans sa totalité. Vouloir en commémorer l’existence, c’est figer son héritage et risquer de tomber à nouveau dans les ornières que la gauche et de droite ont semblent-ils déjà éprouvé. Il s’agirait plutôt d’en traiter les traumas et d’en ré-interpréter les leçons à l’aune de notre époque(4). De redonner à la déconstruction son pouvoir d’analyse et d’action. D’ouvrir à nouveau le champ des possibles en politique. De ré-encastrer l’économie dans le social.
- LINHART Robert, “L’établi”, La Découverte 1981
- FERRY Luc, RENAUT Alain, “La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain”, Gallimard 1985
- FILIPPOVA Diana, “Lachez-nous avec la valeur travail”, La traibune, Juillet 2014, disponible en ligne : http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20140723trib000841304/lachez-nous-avec-la-valeur-travail-.html
- C’est notamment ce que tente de faire le Forum Action Modernités.