On parle beaucoup de la France périphérique. Quel regard portez-vous sur cette expression ?
Benoît Coquard : Cette expression a été forgée par le géographe Christophe Guilluy, l’auteur de La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion, 2014). Elle promeut une polarisation du monde social entre la métropole dominante et les périphéries oubliées. Selon cette notion à succès, la relégation géographique serait prépondérante sur les inégalités sociales et de classe. Mais de quelle relégation parle-t-on ? Quand on a de l’argent et que l'on vit dans une zone rurale, on dispose d'un réseau, d'une influence sur le pouvoir local... et c’est très facile d’aller à Paris !
La classe dominante tire ses profits et ses privilèges de l'exploitation de la classe dominée.
Il y a donc un enjeu de lutte autour des catégories d’objectivation du monde : est-ce que c’est la ruralité contre la ville ? Ou est-ce que finalement les luttes se jouent davantage entre certains groupes privilégiés qui, avec leur argent, leur réseau, accèdent à des grandes écoles ? Ces mêmes écoles qui ont un taux de réussite de 100% pour seulement 25% à la FAC ?
Le discours de la lutte des classes a quitté le débat public. Prônez-vous sa réhabilitation ?
B. C. : On n’a jamais autant parlé de classes populaires dans les médias - mais sans le sens qu’il devrait y avoir derrière cette notion. L’analyse marxiste a montré qu’il y a une co-construction des classes. La classe dominante tire ses profits et ses privilèges de l'exploitation de la classe dominée. En tant que sociologue, quand on étudie le rapport au monde, les styles de vie et les attentes des classes dominées, on est sans arrêt confronté à ce rapport de force, qui n'est pas seulement une inégalité de fait. C'est notre rôle critique de dire que non, les riches ne sont pas proches des pauvres, quand bien même ils habitent au même endroit, dans une France dite « périphérique ».
Dans quel contexte avez-vous mené votre enquête ?
B. C. : Ma recherche s'intéressait initialement au déclin démographique en Haute-Marne, le département dans lequel j’ai grandi. Comment l’expliquer ? De façon simpliste, certain.es avancent le fait que les jeunes partent faire des études à la ville, étant donné qu'il n’y pas de FAC sur place. Mais cela n'explique pas tout. Les jeunes de ma génération sociale, qui plus est habitant loin des villes étudiantes, se sont pour beaucoup dits qu'ils n’avaient pas trop besoin d'étudier car ils pourraient toujours bosser à l’usine, même si ce n’était pas verbalisé de la sorte. Sauf que cette terre industrielle où j'ai grandi a subi de plein fouet la désindustrialisation, à coup de fermetures successives d'usines. Et l'on sait qu'un emploi perdu dans l’industrie, c’est deux ou trois emplois en moins dans l’économie générale. A ce moment-là, toutes les perspectives d'avenir de ma génération se sont écroulées. Et à la même époque, il y a eu un fort arrivage d'héroïne et de nombreux jeunes se sont mis à consommer. J'ai donc précisé ma recherche en m'intéressant aux personnes qui n’ont jamais pu entrer dans l’industrie alors qu’ils y ont été socialisés.
Les habitants des campagnes en déclin n’ont pas le luxe d’être individualistes.
Je me suis inscrit dans le sillage de la sociologie de la fin de la classe ouvrière et de l'éclatement du prolétariat, dans le contexte de la disparition progressive de l’emploi ouvrier, de la précarisation du travail avec le recours fréquent à l'intérim et de la concurrence exacerbée entre les travailleurs. Quelles conséquences a eu la désindustrialisation sur la vie sociale dans ces territoires ? Les essais qui traitaient de ce sujet semblaient dire qu'il n'y avait plus rien dans ces territoires. Que la vie s'y était écroulée. J'ai voulu questionner cette idée
Dans votre livre, vous montrez au contraire que la désindustrialisation a créé de nouvelles dynamiques de sociabilité dans les campagnes en déclin ?
B. C. : Contrairement à ce que j'ai pu lire sur le sujet, dans ces villages où il n’y a plus de structures politiques et de collectifs de travail pour organiser la vie locale, ceux qui restent entretiennent le lien social. En fait, si on se met à leur place, il est très clair qu’ils n’ont pas le luxe d’être individualistes ! La plupart des personnes que j’ai suivies pendant des années trouvent leur travail et leur conjoint via la « bande de potes ». Dans un contexte où le taux de chômage est important et quand on ne trouve pas du travail facilement, l'interconnaissance n'est pas que symbolique : elle sert très concrètement et préserve de potentiels coups durs. Et c'est aussi pour cela que l'on passe beaucoup de temps à la soigner.
L'interconnaissance est donc aussi symbolique ?
B. C. : Dans un contexte de pénurie de travail, les personnes savent que pour trouver une « bonne place » sur le marché du travail, ils ont besoin d’un fort capital symbolique. Autrement dit, il faut être bien vu, il faut soigner sa réputation. Et s'écarter de la figure du « cassos » : celui qui est « grillé », « paumé », « perdu ». Cette interconnaissance sert aussi à légitimer des pratiques qui par ailleurs sont fortement méprisées. Dans les campagnes en déclin, on aspire à avoir de l’argent, à consommer, à avoir des vêtements et des voitures de luxe. Il existe un grand conformisme dans les styles de vie, dans des contextes où les familles restent établies sur plusieurs générations, se connaissent et se reconnaissent toutes. Cette homogénéité culturelle, forgée dans son milieu d'origine, se construit aussi en rejet du style de vie urbain voire parisien. Quand on vit dans ces campagnes en déclin, si l’on veut être reconnu localement, on doit travailler avec ses mains, ne pas être fainéant et s’insérer tôt sur le marché du travail. Les discours qu'on entend, qui entendent faciliter la mobilité des jeunes ruraux pour augmenter leur employabilité, n'a pas de prise sur la rationalité des « jeunes du coin », qui auront beaucoup de mal à renoncer à leur « capital d’autochtonie », un concept que l’on peut définir comme l’ensemble des ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisés.
Cette solidarité s’exerce donc « à petit rayon » et crée de nouvelles relations de pouvoir ?
B. C. : Ces amitiés peuvent être fragilisées dès lors que les « potes » entrent en concurrence et en conflit pour un travail ou un bon plan. C'est pour cette raison que les alliances se créent à petit rayon : on ne veut pas ébruiter les bons plans et attiser des jalousies. Les bandes de potes qui durent le plus sont celles où les « potes » n'exercent pas les mêmes métiers et donc ne sont pas en concurrence. Ces « potes » peuvent même appartenir à des classes différentes. Bien qu’ils n’aient pas le même capital économique, ils sont très proches en termes de capital culturel... et ne sont pas en concurrence sur le marché du travail.
Comment les populations issues de l’immigration s’insèrent-elles dans ces sociabilités ?
B. C. : Il existe une dualité entre une grande solidarité au sein de la bande de potes, y compris avec des personnes issues de l'immigration, et une facilité à tenir des propos racistes. En entretien, ces jeunes ont pu me dire : « Tu deviens un sale arabe du moment où il y a un conflit, une embrouille ».
Le contexte actuel contribue pour beaucoup à ce racisme latent, dans la mesure où il y a une forte surreprésentation et une banalisation des discours racistes dans les médias dominants. J'entends à la télévision des choses bien plus racistes que ce que j’ai entendu dans les campagnes au quotidien ! Et le téléviseur y est souvent allumé en continu. A force d'être tenus publiquement et entendus à longueur de journée, ces discours acquièrent une forme de légitimité. Devant les micros, il faut dire à son tour que l’on vote Marine Le Pen, car cela signifie que l'on est du côté de ceux qui travaillent. Même si en réalité on ne vote pas, comme cela arrive parfois. On peut donc à la fois reconnaître le racisme dans les milieux populaires et analyser le contexte dans lequel il émerge et comment il se manifeste concrètement.
En tant que sociologue, nous devons montrer ce que les gens vivent.
Les médias jouent donc un rôle dans l'émergence de ce racisme ordinaire et la perception que l'on en a ?
B. C. : Parler du racisme en milieu rural, c’est sûr que cela attire les médias, ça fait parler. Cela véhicule l'idée d'un racisme des gens d’en bas qui manqueraient de culture et n'auraient pas les moyens intellectuels d'accepter les autres. Ce que cela démontre, c'est qu'il y a d'un côté un mépris de classe très fort dans la surdénonciation du racisme dans les milieux populaires et de l'autre, une parole légitime et conforme, socialement située, autour du racisme. Mais cette parole provient en réalité de personnes qui vivent dans des quartiers bourgeois et profitent de la ségrégation spatiale pour ne pas avoir affaire au quotidien aux populations issues de l’immigration !
Au-delà de la question du racisme, ce que je constate, c’est l’existence d’un triage médiatique des personnes légitimes à s’exprimer. L'épisode des Gilets Jaunes m'a montré que les journalistes ont donné la parole à des militants parisiens, des personnes visibles, plutôt qu'à des femmes rurales divorcées comme j’en voyais beaucoup dans mon enquête ou des ouvriers par exemple, que j'ai pourtant beaucoup croisés sur les ronds-points. Les messages aussi ont été dénaturés : très vite, tout a été ramené à la fiscalité alors que dès le premier jour, on entendait les mots « révolution » et « répartition des richesses ». Le nom même du mouvement a été élaboré par les médias : il s'appelait initialement « La France en colère » !
Qu’est-ce que cela dit du rôle de sociologue ?
B. C. : En tant que sociologue, nous devons montrer ce que les gens vivent. C'est l'ambition que se donne le travail d'immersion et d'ethnographie de terrain : ne pas travestir la réalité mais la donner à voir telle qu'elle est vécue par les personnes. Cela implique d'assumer de travailler sur les rapports de domination et de progresser moins rapidement que les « conseillers du prince », les chercheurs.euses qui se mettent au service des logiques de pouvoir : on leur demande de produire un rapport et on leur donne la réponse dès le départ, en leur disant comment poser la question de façon à l'obtenir.
Mais je crois surtout que les sociologues doivent aller directement donner la parole aux classes populaires.
_____
Sociologue à l’INRAE (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement) de Dijon au sein du laboratoire Cesaer (Centre d'Economie et de Sociologie Appliqué à l'Agriculture et aux Espaces Ruraux), Benoît Coquard travaille sur les milieux ruraux et sur les classes populaires. Il est l'auteur de Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2019).
_____
Sur le même sujet :
> Entretien avec Priya Fielding-Singh : “To understand poor families’ food choices, look beyond economic rationality”
> Entretien avec Dominique Pasquier : “Plongée sans misérabilisme dans l'univers numérique des classes populaires”
> Etude de cas : “Concevoir des solutions à la précarité énergétique avec les premiers concernés”