« Privilégier l’usage à la possession », est-ce vraiment moins consommer ? Dans son dernier livre, La Société malade de l’hyperconsommation (Odile Jacob, 2016), Philippe Moati jette un pavé dans la mare. Pour ce spécialiste de la consommation, l’économie collaborative participe au contraire de l’extension de la sphère marchande sur nos vies et nos identités. Interview extraite de Socialter, n°18.
Faut-il comprendre, à la lecture de votre ouvrage, que nous consommons toujours plus ?
Philippe Moati. C’est plutôt l’extension de la logique consumériste à toujours plus de pans de la vie sociale. Les besoins de base des individus ayant été couverts durant les Trente Glorieuses, il faut souffler en continu sur les braises du désir d’achat en bombardant les individus de sollicitations commerciales, environ 350 fois par jour et par personne. Cette publicité, de plus en plus sophistiquée, contribue à véhiculer des valeurs matérialistes, individualistes et hédonistes qui régissent jusqu’aux relations interpersonnelles et poussent la personne à se considérer elle-même comme une marchandise. Tout cela affecte le processus de construction identitaire et le lien social.
On se dirige pourtant vers une économie « à la demande » où il s’agit de combler un besoin plutôt que de posséder. Tout cela nous éloigne pas mal de la surconsommation.
P. M. Ces nouvelles pratiques ont parfois été lancées par des militants, mais elles sont devenues un relais de l’hyperconsommation, à savoir une façon de continuer à consommer lorsque le pouvoir d’achat ne suit pas. Cette « économie à la demande » s’appuie sur une logistique qui permet d’assouvir une envie le plus rapidement possible : se faire livrer un repas, utiliser un véhicule, etc. Il ne suffit plus de créer le désir, il faut pouvoir le satisfaire avant qu’il ne se dissipe. D’où, également, l’avalanche du marketing de la promotion et des ventes flash qui forcent à se décider très vite.
Il ne suffit plus de créer le désir, il faut pouvoir le satisfaire avant qu’il ne se dissipe
Il faut consommer non seulement toujours plus mais toujours plus vite, même si l’économie du bonheur a largement montré que cela ne nous rendait pas plus heureux.
Vous affirmez que la consommation collaborative serait elle-même une forme d’hyperconsommation. Thèse qui dérange tant on a coutume de la présenter comme une consommation alternative et plus économe en ressources.
P. M. Je m’appuie sur les données des études que nous avons menées. D’un côté, nous avons évalué le caractère consumériste ou au contraire critique des sondés. De l’autre, nous avons mesuré leur degré d’engagement dans des pratiques de consommation émergentes et collaboratives. Résultat ? Pas de résultat... Il n’y a aucun lien entre attitude critique à l’égard de la consommation et engagement dans la consommation collaborative. Pire, lorsqu’on raisonne « toutes choses égales par ailleurs », les personnes les plus engagées dans la location entre particuliers, le covoiturage ou le crowdfunding sont souvent les plus consuméristes. Pour ces personnes souvent jeunes, privilégier l’usage à la possession permet d’abord de zapper entre des plaisirs immédiats à géométrie variable.
C’est donc par « appât du gain » que ces consommateurs s’engageraient dans des pratiques collaboratives ?
P. M. Il ne faut pas noircir le tableau. Il est évident qu’il y a dans le même temps des motivations environnementales ou sociales. Mais 5 % de la population française tire déjà plus de 50 % de son revenu de la consommation collaborative.
Il n’y a aucun lien entre attitude critique à l’égard de la consommation et engagement dans la consommation collaborative
Or la courbe de dépense de consommation des ménages ne montre pas que l’argent gagné ou économisé grâce à l’économie collaborative est réinjecté dans le secteur associatif, donné, ni même épargné. Ça n’est donc pas le symptôme d’une « déconsommation » comme on le présente parfois.
Ces nouvelles formes de consommation n’ont-elles pas un impact positif sur l’environnement ou le social ?
P. M. Je ne suis pas uniquement négatif. Ces pratiques sont « récupérées », mais elles contribuent aussi à créer de l’activité tout en faisant bouger les lignes ! Par la mise en réseau des particuliers, on parvient à faire des choses qu’on ne faisait pas avant, on donne aussi de la reconnaissance aux personnes. Les pratiques de mutualisation de biens ont un impact positif sur l’environnement puisqu’elles conduisent à moins produire et à optimiser l’utilisation de l’existant. On entrevoit ici des modèles qui peuvent exister au cœur du capitalisme, tout en le faisant évoluer.
Aujourd’hui, chacun est consommateur mais aussi producteur, cible marketing mais aussi média… Ce brouillage des cartes pose la question de savoir si le terme d’hyperconsommation est vraiment adapté à la réalité que vous voulez décrire.
P. M. À travers ce terme, il faut comprendre la domination des valeurs consuméristes. Or, dans tout ce que vous énoncez, on retrouve la figure de l’individu souverain qui fait des choix selon ses intérêts. L’indépendant qui jongle entre les jobs et les employeurs, c’est la transposition de la figure du consommateur à la sphère du travail. Dans le monde des relations sociales, il a y aussi un personnal branding (mise en avant de soi) à travers la e-réputation, le nombre de « like », etc. Je ne porte pas de jugement. Pour certains individus bien équipés, c’est un élargissement des possibles.
Mais… ?
P. M. Là où le problème se pose, c’est qu’en période de tension sur le pouvoir d’achat et d’exacerbation du « vouloir d’achat », le consumérisme fragilise l’individu par déficit de construction identitaire.
L’indépendant qui jongle entre les jobs et les employeurs, c’est la transposition de la figure du consommateur à la sphère du travail
On observe ce revers dans le monde du travail : pour les consultants et les artistes qui se vendent très cher, c’est bien d’être indépendant. Pour les livreurs de repas, c’est plus compliqué. Une fraction de la jeunesse exposée aux tentations de l’hyperconsommation et qui n’a pas les moyens de l’assouvir est enfermée dans un univers fantasmatique et confrontée à une frustration intense. La fascination pour la guerre sainte répond à ce vide.
Peut-on toujours parler de capitalisme lorsque des plateformes opèrent presque sans capital ni salarié et pour un coût de production proche de zéro, grâce au numérique ?
P. M. Pour Marx, le salariat repose sur le fait que la force de travail n’est pas payée à la valeur de ce qu’elle crée. En ce sens, nous n’en sommes pas du tout sortis. Sauf qu’on a trouvé plus intelligent pour exploiter la main-d’œuvre en s’appuyant sur les nouvelles technologies : du capitalisme sans fonds propres en capital et du travail sans employés. Au XXe siècle, on a inventé le fordisme qui consistait à transformer les salariés en consommateurs pour les inclure plus vertueusement dans le système. Il manque un nouveau contrat social pour la société dans laquelle nous vivons.
À quoi pourrait-il ressembler ?
Il faut être capable de fixer un cap. Prenez l’opposition à la loi Travail. Son contenu n’est en soi pas si révolutionnaire que cela. Mais pourquoi est-ce que cela crispe ? Parce qu’on nous demande de renoncer à des acquis, sans nous indiquer pourquoi, sauf à dire que c’est pour assurer la compétitivité de l’économie française.
On a trouvé plus intelligent pour exploiter la main-d’œuvre en s’appuyant sur les nouvelles technologies : du capitalisme sans fonds propres en capital et du travail sans employés
Il est évident que tout le cadre institutionnel et la protection sociale hérités des Trente Glorieuses sont à réinventer, mais ça ne s’improvise pas. Si on disait clairement aux gens « on va vers un monde d’indépendants et il faut un revenu de base pour tout le monde et plus de souplesse par ailleurs », ce serait au moins clair et cohérent. Au lieu de ça, les grands partis politiques ne portent plus d’utopie et se contentent de gérer au coup par coup.
En attendant, on voit naître chez les indépendants des coopératives de travailleurs ou des assurances collaboratives.
P. M. On en revient aux origines ! C’est souvent comme cela que ça se passe. Ça émerge à la base et puis c’est théorisé. C’est repris par le politique et débouche sur de l’innovation institutionnelle. De cette multiplication de petites initiatives, finira par éclore un nouveau système. C’est en tout cas ce qu’on peut espérer. On est passé d’une consommation sur l’avoir à une consommation sur l’être. Ce qu’il nous reste à conquérir, c’est une consommation du faire !
Professeur agrégé d’économie à l’université Paris-Diderot, membre du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CRÉDOC), Philippe Moati a participé à la création en 2011 de l’Observatoire Société et Consommation (l’ObSoCo). Objectif : analyser les transformations du système économique et social et de la consommation. Il est l’auteur de L’Économie des bouquets (Éditions de l’Aube, 2008, prix de l’Académie des sciences commerciales 2009), La Nouvelle Révolution commerciale (Odile Jacob, 2011) et La Société malade de l’hyperconsommation (Odile Jacob, 2016).
Crédit photo : Erwan Floc'h