Fouette le vent Froid rattrape Au carrefour - un bourgeois Dans son col son nez il noie
Voilà de longs cheveux ! - Qui est-ce ? Un râle il pousse à demi-voix : - Traîtres ! - La Russie est morte ! Un écrivain, sans aucun doute - Baratineur...
Alexandre Blok, Les Douze, Janvier 1918 (trad. DF)
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Bien plus encore que celle de Michel Rocard, une autre mort m’attrista tout à fait : celle d’Yves Bonnefoy. « Un poète vient de mourir », avais-je écrit à quelques-uns de mes proches dont je savais qu’ils devineraient ma pensée : une telle mort, c’est le triomphe du vide, la plongée dans le néant, la disparition de ce qui fait sens et donne forme au monde. La mort d’un poète, précoce ou tardive, paisible ou violente, tragique ou quelconque, c’est comme un confident qui se dérobe. Seule reste en suspens la condition humaine orpheline d’un abîme vierge de convenances, comme une mendiante hagarde prête à s’offrir au premier qui saura étouffer son râle de solitude. Je pense à tous les poètes qui m’ont tenu compagnie, parfois rassurants, parfois hostiles, et je vois un cimetière à la dérive, des corps familiers enveloppés de vagues fouettées à blanc par le vent, et ces corps sont des morceaux de moi, éparpillés maintenant à la surface d’une mer qui gronde.
Pourtant, lundi dernier, Yves Bonnefoy était presque absent de mes réseaux sociaux – toute la place était occupée par les hommages au politique, Michel Rocard. Rocard est plus qu’un politique : intellectuel, homme engagé, écrivain, autorité morale, maître. Mais il n’est pas poète. Yves Bonnefoy, lui, était résolument tout sauf un politique et sa mort m’évoque son œuvre : élégante, sotto voce. Avertie du biais sélectif des réseaux sociaux, j’ai consulté Google en mode anonyme : « Michel Rocard » retourne les dithyrambes de la presse française et des politiques de tous bords ; « Yves Bonnefoy » suscite quelques échos discrets, essentiellement étrangers. Le portrait du politique est grandiloquent, démesuré – homme « audacieux », « estimable », « perte terrible » – celui du poète, aussi modeste et discret que l’était l’intéressé – le plus souvent « poète », ou « poète français », ou le « dernier poète français ». Seul les paresseux, à gauche comme à droite, se sont privés de rendre hommage au grand politique Rocard. Mon poète a laissé le plus souvent de marbre, comme si avec lui, il avait emporté notre capacité de parole et d’émerveillement.
Ce déséquilibre dans l’admiration et les hommages exprime quelque chose de très important de l’air de notre époque. Certains diront : à la littérature, plus personne ne s’intéresse en dehors d’une élite aujourd’hui honnie parce que la lecture demande du temps et de l’attention, de l’oisiveté, luxe réservé à quelques-uns. C’est vrai et d’importance limitée, puisqu’il en a toujours été ainsi, à l’exception notable de l’URSS où littérature et poésie se firent refuges subversifs pour le peuple et l’intelligentsia, contre un pouvoir écrasant et dénué d’imagination. D’autres rétorqueront : nos hommes politiques sont incultes. Ils ne liraient rien sinon des notes formatées et des éléments de langage, parleraient comme des robots programmés pour cracher les bons mots dans les bonnes circonstances, polis par les étapes successives de la formation française des élites, hostiles à la subversion et la déviance – instruments de création et sources de malédiction du poète. Ce n’est pas vrai. Nos hommes politiques ont pour beaucoup d’entre eux baigné dans le bon art et la bonne littérature bien avant de s’exercer à la rédaction de notes et discours. C’est le propre de la reproduction sociale que livres, musique, tableaux et conversations entre adultes instruits soient à portée de main des futurs héritiers, souvent avant qu’ils n’apprennent à marcher.
Pourquoi Yves Bonnefoy n’a-t-il pas eu droit à un seul mot de la part des politiques ? Pourquoi Michel Rocard, homme de pensée et de lettres, n’a-t-il pas eu un seul signe de tête du monde des belles lettres ? Que s’est-il donc passé depuis les funérailles de Victor Hugo, le discours d’André Malraux sur Jean Moulin, les hommages à Sartre pour que la mort du plus grand poète vivant, aussi discret et humble fût-il, ne provoque que des nécrologies glaciales ? Lointaine paraît l’époque du débat public entre Mauriac et Camus sur les moyens et les limites morales de la répression politique post-Libération. Plus lointaine, plus étonnante encore, celle où Jean Paulhan s’insurgeait contre le terrorisme dans la critique et la création littéraires dans les Fleurs de Tarbes, texte précieux pour comprendre la monarchie de Sartre et des siens sur la pensée post-Libération, si dommageables pour l’image de l’écrivain de gauche qui ne s’en remit, hélas, jamais.
Divorce, donc, entre la politique et la littérature, aussi net que leur passion fut emportée. L’homme de lettres, prétendant à l’éternel, considère avec dédain les rapports de pouvoir englués dans le présent. L’homme de pouvoir ne manque pas une occasion pour rappeler que les sirènes du courage l’ont depuis longtemps arraché au poste d’observation – si confortable, si planqué – du lettré.
Les fins de la politique et de la littérature semblent s’exclure mutuellement. Règne du conflit institutionnalisé, la politique est prise dans les filets du réel dont elle règle l’ordonnancement et les normes, sans jamais pouvoir s’en extraire tout à fait. Littérature et poésie, domaine d’une création au-delà (contre) normes et morale, s’extirpent du réel pour en dévoiler une profondeur et une vérité invisibles à l’œil nu, débarrassant dans un même mouvement notre regard de l’emprise de l’étau normatif si cher à la politique.
Mais voilà, la politique est une version exacerbée de la vie elle-même, rien de ce qui s’y passe n’est vraiment ordinaire — richesse de la matière, enchaînement de coups et intrigues, entremêlement étonnant de passions et intérêts. Il suffit de tendre la main pour recueillir une étoffe chaotique et féconde. Et la littérature — le roman encore plus que les autres genres — a toujours couvé une tentation impudique d’influencer le cours des affaires des hommes, lasse de se limiter au seul plaisir ou au verbiage de salon. Au cœur de la littérature, le va-et-vient entre détachement et sollicitude, égard au style et obsession du réel, primauté de l’esthétique et souci de vérité. En miroir, le va-et-vient en politique entre éthique de conviction et éthique de responsabilité introduit une tension similaire.
Aussi, les deux cherchent à instituer quelque chose d’absolument nouveau, une forme qui, si elle est liée au passé et à l’histoire, est autant une création imaginaire ab initio que le résultat d’une généalogie dont on tente sans cesse de retrouver les causalités et les contingences. Les négations de la primauté de cette créativité, ainsi que le relâchement du rapport pourtant inextricable entre l’art et la politique d’un côté et le réel dans toute son épaisseur de l’autre, sont à l’origine de la rupture et l’appauvrissement de l’un comme de l’autre.
De la littérature d’abord. Le symbolisme et le surréalisme, s’ils ont souhaité (et échoué, parce que la guerre remet toujours les choses à leur place et les mélancoliques – dans le monde) à hisser le poète dans une tour soigneusement gardée par les terroristes du style, ne sont rien à côté de l’effet destructeur du courant critique français qui a monopolisé les canaux d’information et les lieux de pouvoir après la 2nde Guerre Mondiale. Sous l’égide de Blanchot, Genette, Barthes, Kristeva et beaucoup d’autres, les incursions dans la vie de l’auteur et l’actualité sont devenues des crimes contre la littérature. Cette posture inflexible n’a jamais empêché les principaux intéressés de côtoyer et cajoler le pouvoir politique, tout en prêchant le communisme cosmopolite pour le monde. Tout cela confinait à une parfaite ignorance du sort de ceux pris en étau par ledit pouvoir communiste. Car, pendant que les compagnons de route planqués dans les salons de Saint-Germain se repaissaient de leur gauchisme salvateur, des poètes et écrivains du bloc Est se suicidaient, se trouvaient arrêtés, ou, pour les plus chanceux, quittaient le bloc. « La poésie, écrivait Marina Tsvetaeva quelques années avant son suicide, ne s’épanouit que dans l’adversité politique la plus absolue », et la sienne devait s’accommoder aussi de la misère, la solitude et la trahison, car tandis que son mari et sa fille pourrissaient au Goulag, ses amis flagorneurs refusèrent lui tendre cette main qui aurait pu couper la corde.
Si l’on veut comprendre pourquoi la littérature française est aujourd’hui si précieuse, si conservatrice (un David Foster Wallace aurait probablement succombé à la guillotine de l’académisme) il suffit de faire un tour dans les khâgnes et les facultés de lettres, où des générations successives de créatures vierges et éthérées agitent avec pédanterie les concepts linguistiques les plus obscurs, considérant avec mépris l’autre jeunesse frivole qui s’en va vivre des expériences dégradantes parce que brutes et brutales, vécues sans les livres et au grand jour, tandis que la vie bonne se tramerait là où il y a peu de lumière, beaucoup de livres et de préférence peu de compagnie.
Au milieu de ce marasme collectif – je me souviens de mon désarroi face à une littérature que je ne reconnaissais soudain plus – la seule source de lumière m’était venue de Bonnefoy et de son « Lever les yeux de son livre ». Ce texte, qui devrait être une lecture et régulière de tout étudiant en humanités, est la négation même de l’hermétisme littéraire que certains n’hésitent pas – à grand tort – de lui reprocher. Contre l’hermétisme, Bonnefoy appelle son lecteur, tout lecteur, notre semblable, notre frère, à l’interruption, seule capable de faire affleurer l’expérience de la lecture dans celle du monde, seule, dirais-je, possible voie pour tracer une ligne entre la vie de l’esprit et celle du politique. Des décennies passées à bâtir une artificielle tradition littéraire obsédée par le texte, la psychanalyse et le style, l’école critique française a éloigné la littérature de ce qui faisait d’elle cet éclaireur placé légèrement à l’écart du chemin, compagnon distant, jamais intrusif, sa torche discrète toujours à l’affût d’un chemin tortueux ou d’une bosse imprudente.
Cette place que la littérature a désertée par la force des critiques, il lui sera difficile de reconquérir. Il faut voir quel désarroi, quelle montée aux extrêmes de l’opinion publique effarouchée provoque chaque œuvre qui s’immisce dans le club désormais non grata des œuvres engagées, qui font de la politique sujet et héros (Soumission de Houellebecq, Les Bienveillantes de Littell). Les analyses critiques de l’Education Sentimentale laissent une place congrue aux événements de juillet 1848 alors que la chronique de Flaubert vaut bien tous les manuels d’histoire par l’acuité de l’œil et de la plume ; Proust est plus connu pour une madeleine qui provoque chez ses admirateurs la réminiscence de la seule nausée que pour son portrait magistral de l’irruption de la modernité dans un monde guindé en pleine décomposition. La liste est longue. Seules les œuvres de science-fiction, semble-t-il, peuvent encore légitimement aborder la question politique avec une certaine impertinence — que nombre de puristes n’y voient qu’un genre mineur n’y est pas étranger.
Car du côté des politiques, qui vient encore puiser dans a littérature la source, l’inspiration de son idéologie politique, croyances et décisions ? Qui, à part l’ex-Garde des Sceaux Christiane Taubira, parvient encore à mettre K.O. nombre d’incultes xénophobes par son immense culture et son verbe implacable ? D’ailleurs, quel meilleur symbole que son attachement à l’art pour donner corps à sa pensée politique – inclusion et éducation plutôt que punition et vengeance ? Y a-t-il encore des hommes politiques de premier plan dont on retrouve des notes de jeunesse où ils ont revêtu les habits de critique littéraire, comme cette lettre où Obama discute la profonde ambivalence du poète déchiré entre l’idéal épuré et le chaos socialement ancré dans son temps, écho limpide aux ambivalences qu’il a dû lui-même affronter beaucoup plus tard et à un autre niveau ? A une époque où la spécialisation et l’expertise sont des vertus cardinales, où l’art s’efface devant le développement personnel et le philosophe-roi, devant l’individu-roi, la littérature et la poésie ont été rétrogradées à la place de passe-temps, de divertissement, au mieux, de plaisir suranné accessibles à ceux qui en ont les moyens intellectuels et matériels, au pire.
Symboliquement, la littérature a été dépecée de ses vertus éducatives. Il semble qu’elle ne dit plus rien à nos dirigeants, elle ne dit plus rien non plus au peuple. L’éducation pour tous, les livres à portée de chacun, longtemps fer de lance d’un idéal humaniste de culture universelle, condition du progrès de nos sociétés, n’émeut plus personne. En politique comme en littérature, l’hermétisme, l’entre-soi et le détachement du réel ont atteint des sommets. Il peut sonner le glas de l’une comme de l’autre.
Ce n’est pourtant pas le politique qui a chassé la littérature de la Cité, mais la domination de l’économie : le repli sur soi date des années 80, lorsque les fins du vivre-ensemble se sont émancipées de leur fondements politique et esthétique. L’économique prime sur tout le reste. Le politique est réduit aux éléments de langage, le poète – exilé de force dans sa tour d’ivoire où un siècle de guerres lui avait interdit le séjour. Il est désormais réduit à explorer, appauvri, misérable, peu lu, déconsidéré, le quotidien et l’individuel, sans autre ambition que le pur psychologique ou le pur divertissement. Quant au politique, qu’il soit inculte et utilise la littérature dans le sens de « culture générale », ou érudit – comme Rocard, justement – le magistère du populisme lui interdit de citer une œuvre que peu de personnes reconnaîtraient au risque d’aiguiser le malaise face à la vertigineuse polarisation de nos sociétés.
Je souhaite de toutes mes forces que le Poète et le Politique reviennent tous deux dans la Cité et se parlent, se fâchent, se battent, s’embrassent. Tout ce que je sais de plus juste sur le politique me vient de mon expérience de la littérature et, lorsque la désolation face aux échecs de l’action collective devient insupportable, je me tourne vers les mots. Peut-être la rencontre très précoce avec la littérature russe – par essence engagée, l’hermétisme lui a toujours été étranger – a-t-elle déterminé mon attachement catégorique à la proximité entre l’art et la vie. Tout ce que je sais de plus précieux sur les tentations révolutionnaires est tout entier contenu dans les deux tomes des Démons de Dostoïevski, j’ai découvert la tactique militaire et l’irrationalité patriotique dans Guerre et Paix, de Tolstoï, l’avènement du siècle de l’obsession matérielle avec Tchékhov, la révolution a pour moi la couleur du sang qui a coulé des corps vite refroidis de Tsvetaeva, Maïakovski, Essenine et Gorky. La tyrannie de la norme et de la médiocrité m’évoque la tristesse des yeux exilés de Brodsky et l’indifférence affectée du créateur face au monde et aux idéologies sonne aussi creux que les phrases précieuses de mon cher Nabokov. Et lorsque je veux retrouver la vertu politique à l’état pur, je ne vais pas écouter les discours de Jaurès, Malraux ou Blum mais prends sur l’étagère un recueil de Michaux, Char ou Rimbaud. Car l’inflexibilité de leur éthique de conviction et leur foi absolue dans la supériorité de la beauté sur tout le reste sont des vertus qu’un homme politique ne pourra jamais suivre mais doit constamment avoir sous les yeux, pour se souvenir de ce qui compte et qui subsistera une fois qu’il sera mort. Et c’est ce que fit Michel Rocard.