Pourquoi est-il si difficile d'appréhender les technologies numériques qui nous entourent ?
Pierre-Antoine Chardel : Prendre le temps de comprendre les systèmes et de les questionner est en contradiction avec le temps et la vitesse de déploiement des technologies numériques. On est ainsi plutôt fasciné par elles, et donc on ne les questionne pas. C'est un peu comme si en étant sidérés par la lumière de nos écrans, on ne voyait rien d'autre. Cet effet de captation de l'attention des écrans a été décrit par Barjavel dont le texte sur la télévision, Le cinéma total, a été adapté au cinéma en 1947 dans le film La télévision œil de demain. Il imaginait un futur où les Hommes seraient en permanence happés par des télévisions portatives qui capteraient leur attention et bouleverseraient leurs vies sociale et intime, les espaces publics et privés, etc. Il avait anticipé nos téléphones portables connectés, cinquante ans avant leur diffusion !
Ensuite, bien que le numérique portait la promesse de faciliter la production d'informations par ses utilisateurs, et pas uniquement la réception de celles-ci comme avec la télévision et la radio, dans les faits, nous sommes plutôt saturés d'information et de données. Nous n'exerçons pas notre pouvoir de production de sens ; nous devenons de simples spectateurs d'informations façonnées et écrites pour nous, et donc partiales.
Enfin, on ne rencontre jamais la technologie seule mais avec des régimes de discursivité qui la soutiennent et la légitiment. Pensons aux discours sécuritaires qui prônent la surveillance ubiquitaire par exemple. Faire preuve de discernement demande alors un travail critique et réflexif d'autant plus important.
Pourquoi faire preuve de discernement est-il si important avec les technologies numériques ?
P.-A. C. : Avec le numérique, l'un des risques, c'est d'être bloqué dans ce que j'appelle un bocal informationnel. A l'image des poissons dans leur bocal, nous sommes toujours renvoyés à notre propre reflet numérique : nos goûts, nos données, etc. au point de bloquer notre devenir autre. Dans le livre Les identités numériques en tension écrit avec Armen Khatchatourov, on explique cela : les individus se construisent – s'individuent ou se subjectivent par l'expérience de l'altérité et de la différence. L'autre m'enrichit et libère ma propre émotion créatrice. Mais avec le numérique, on a tendance à ne voir que son propre reflet. C'est très narcissique, cela rassure... et pourtant, cela peut mener à une perte de sens vertigineuse pour l'individu.
D'un autre côté, ce qui flatte l'égo permet aussi une forme de reconnaissance sociale, ce qui est nécessaire dans une certaine mesure. C'est ce que Serge Tisseron explique : rechercher l'approbation des autres est important dans la construction de soi. Il ne faut pas opposer les deux mais plutôt définir des limites au-delà desquelles la demande de reconnaissance via les réseaux sociaux devient pulsionnelle. Il faut en ce sens distinguer la recherche nécessaire de reconnaissance de la compulsion contingente de communiquer à tout moment.
L'hyperconnexion nous rend service autant qu'elle nous désoriente, alors ?
P.-A. C. : C'est ambigu et subtil. On l'a vu, les réseaux sociaux permettent une mise en scène de soi qui peut devenir tout à fait compulsive et totale. Tous les espaces - privés, publics, intimes - sont susceptibles d'y être mis en scène. Donner à voir aux autres, c'est donc aussi être vu en permanence. Et pourtant, les réseaux et les écrans, en ce qu'ils médiatisent notre rapport au monde, nous exposent d'un côté mais nous protègent aussi, de l'autre. C'est bien une différence qui intervient entre l'agir communicationnel et l'agir télé-communicationnel.
Dans « télé », il y a la distance qui nous protège autant qu'elle nous rend vulnérables. L'écran fait écran, il nous permet de voir le monde depuis notre canapé ; il nous donne accès au monde autant qu'il nous en sépare. Cette idée rejoint les analyses de Günther Anders qui a proposé une phénoménologie des médias de masse de son époque, en 1956 : la radio et la télévision. Déjà, il identifiait le fait que ces médias proposaient un rapport au monde sécurisant. Le monde est à portée de main mais d'une façon qui nous protège, sans être dans le risque de la confrontation avec l'autre. Ce mode de communication ne porte pas en lui le risque de déstabilisation propre à l'interlocution. Comme le dit Lévinas « L'autre me dérange toujours ». Chaque interaction est susceptible d'être éprouvante, déstabilisante, mais c'est aussi ce qui fait la richesse de la rencontre, de la mise en commun. Et c'est ce qui s'évapore avec la communication en réseau.
Ce bocal informationnel nous empêche de nous construire en tant que personnes. Nous empêche-t-il de faire des choix ?
P.-A. C. : Aujourd'hui, notre capacité de libre-arbitre est neutralisée par la création de cocons informationnels. Nos données et nos corps parlent pour nous : ils envoient des signaux par le fait de notre présence, ils sont reconnus à distance par des systèmes de reconnaissance faciale biométrique, etc. Nous sommes ainsi de fait infantilisés, au sens propre du terme, renvoyés à une condition d’infans : notre capacité à parler, à nous affirmer en tant que personne, nous est retirée, puisque les systèmes sont susceptibles de parler à notre place, à notre insu.
L'autre limitation de notre libre-arbitre est liée à l'attitude positiviste ou réductionniste, c'est-à-dire le fait de prendre les données pour le réel. Les données sont toujours incomplètes ; ce sont des constructions, des « obtenues » selon l’expression de Bruno Latour. Elles nous donnent un accès immédiat aux choses, ce qui est confortable, mais c'est un accès partial. Si notre liberté consiste, en suivant une démarche plutôt proche de Spinoza, à pouvoir évaluer les causes qui nous font agir et qui nous déterminent, nous devons travailler à décrypter nos systèmes machiniques et les flux de données. Cet apprentissage est sans doute aujourd’hui la condition même de notre liberté.
Cette limitation du libre-arbitre est problématique à l'échelle individuelle. Et à l'échelle collective ?
P.-A. C. : Rivés sur nos écrans, enfermés dans nos sphères subjectives, happés par des flux d’informations ou de notifications en continu, nous nous trouvons mal munis pour penser sur le long terme. C'est ce que Paul Virilio appelle le “communisme des émotions” : le fait d'être constamment assaillis par des flux d’informations empêche d'ouvrir notre conscience sur les futurs et de nouveaux imaginaires. Ce présentisme permanent ferme le devenir, les possibles : on le voit bien aujourd'hui avec l'état d'urgence sanitaire qui fragilise la construction d'horizons souhaitables. Pour en sortir, nous devons travailler collectivement à sortir de l'hyperindividualisation produite par nos sociétés hyperconnectées. Nous devons rétablir notre conscience du commun et notre vision de loin.
La citoyenneté ne peut pas se limiter aujourd'hui à la liberté d'expression des personnes.
Comment faire ?
P.-A. C. : Le numérique est un monde, un environnement à part entière, et pas un outil. Il faut donc commencer par le décrire pour l'appréhender au mieux : comprendre comment sont constitués les réseaux de données, comment ils sont exploités, etc. Travailler avec des ingénieurs et des designers est très important pour cela. Il est par exemple frappant de voir que parler de biométrie ne provoque aucune réaction chez la majorité des étudiants. En revanche, une photo d’une mesure anthropométrique qui calcule les dimensions et la forme du visage d’une personne, en créant une impression de réification, génère quelque chose comme un malaise. C'est matériel, visible, concret, et cela éveille un certain niveau de conscience critique.
C'est pour cette raison notamment que je m’intéresse à tout ce qui permet de rendre sensible ce que l’on ne voit pas à l’oeil nu, aux dispositifs de datavisualition notamment, dans le cadre d’une collaboration avec un designer graphiste et numérique de l'ESAD de Reims, Olaf Avenati. Dans le cadre d’un programme d’enseignement commun à IMT-BS, Télécom SudParis et l’ESAD de Reims,certaines étudiantes avaient il y a quelques années par exemple conçu un outil pour visualiser en temps réel quelles entreprises étaient en train d'exploiter nos données à l'instant t. Redonner cette épaisseur matérielle et visuelle aux traces numériques, c'est essentiel pour exercer une vision critique et donc lucide sur celles-ci. Cela permet aussi de désacraliser ces machines, qui ne font finalement que produire et traiter des informations, derrière les récits souvent mythiques qui les sous-tendent.
L'intelligibilité des technologies numériques est nécessaire. Mais est-elle suffisante pour exercer un regard critique sur ces dernières ?
P.-A. C. : Ce n'est jamais la visualisation en tant que telle qui est importante. Comme pour un texte, c'est le travail de réception par le lecteur qui compte. Il n'y a jamais d’œuvre sans lecteur ; sans lui, toute information, tout texte demeure incomplet. Comme le dit Sartre dans Qu'est-ce que la littérature ? « Le texte attend toujours son lecteur ». D'où l'importance de l'éducation aux médias et de la critique des médias portée notamment par l’anthropologue de l’Internet Eric Guichard et le philosophe américain des techniques Andrew Feenberg. S'éduquer aux médias, cela suppose que l'on en devienne les acteurs, les interprètes, et que l’on ne se contente plus d’en être de simples spectateurs ou consommateurs.
Ce travail d'intersubjectivité entre auteur, lecteur et textes n'est pas nouveau. La critique littéraire a depuis longtemps développé des outils d'analyse et de critique des textes. Cela se traduit aujourd'hui dans les formations que nous suivons dès l’école secondaire par les travaux d'analyse de textes. Mais ce travail n'est pas encore suffisamment transposé aux supports numériques. Dans la société des écrans, on n'apprend pas à analyser les flux, les textes et les images. On fait preuve au fond de très peu de discernement.
C'est pourquoi je suis convaincu qu'il faut puiser dans la culture littéraire et textuelle pour inscrire l'art du commentaire dans la société des écrans. Cela s'applique aux textes, mais également aux images que l'on doit tout autant interpréter, décrypter. Celles des réseaux sociaux mais également celles des récits qui nous donnent à voir le numérique, comme par exemple le film Her ou la série Black mirror. La citoyenneté ne peut pas se limiter aujourd'hui à la liberté d'expression des personnes. Elle doit intégrer non seulement la capacité à parler en son nom propre mais aussi à faire parler les images et les flux d'informations que l'on reçoit.
Comment exercer cet art de l'interprétation dans nos sociétés hyperconnectées ?
P.-A. C. : Exercer ce jugement critique et réflexif sur ce qui nous entoure nécessite une certaine expérience de la solitude, au sens que lui donne Hannah Arendt. Il ne s'agit pas d'un isolement subi mais d'une solitude choisie et donc créatrice. Le silence et la solitude sont des thèmes tabous aujourd'hui. Mais on ne peut pas oser se servir de son entendement sans une forme de déconnexion, et de silence. Nous devons apprendre à assumer ces moments et ne plus craindre le vertige du vide.
Est-ce que le fait d'être à plusieurs facilite ce travail de discernement ?
P.-A. C. : La rencontre et le partage collectif entre une hétérogénéité de points de vue - ceux des ingénieurs, artistes, informaticiens, designers etc. - permettent de créer de l'intelligence vis-à-vis de la complexité de nos environnements numériques.
En particulier, les artistes sont importants car ils créent des détournements qui génèrent des expériences sensibles. Le récit et la mise en scène qu'ils proposent interpellent les consciences. L'art éveille sans prescrire, ce qui est d'autant plus crucial dans une société du spectacle et du consumérisme. Travailler avec des artistes implique aussi de faire comprendre à des jeunes ingénieurs que l'on peut jouer avec les technologies, et ne pas être dans un rapport simplement instrumental avec elles. Il faut les voir comme des aires de jeux et de créativité possibles ; des environnements à part entière.