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Pouvez-vous nous raconter ce qui vous a amené à vous engager et à reprendre le flambeau après votre père à Grande-Synthe ?
Damien Carême : J’ai été élevé dans une famille de six enfants avec deux parents très engagés dans les mouvements d’éducation populaire et les syndicats. Leurs engagements m’ont permis de vivre en grandissant avec des luttes syndicales, en accueillant des familles en désespoir, etc. Puis mon père est devenu maire de Grande-Synthe de 1971 à 1992. Je me rappelle qu’en arrivant à Grande-Synthe depuis Joeuf, près de Metz, notre réaction dans la voiture fut de demander pourquoi il n’y avait pas d’arbres ! Provenant d‘une région pleine de forêts, cela nous paraissait anormal. C'est ainsi que mon père s’est tout de suite attaché à remettre très fortement la nature en ville car il en connaissait les bienfaits. Il a également, sans le savoir car nous n’utilisions pas ces termes dans les années 80, développé une économie du partage avec la création de dispositifs de régie de quartiers. A l’époque, cela permettait aux gens de se regrouper et de s’apporter des conseils pour réhabiliter leurs maisons. Toutes ces petites choses ont dû planter des graines chez moi.
C’est en 2001, neuf années après le retrait de la vie politique locale de mon père, que j’ai souhaité reprendre le flambeau en développant une alternative au projet politique en place. A l'époque, notre ville traversait de grosses difficultés économiques et sociales. L’image de la ville était aussi particulièrement dégradée. Je ne parlais donc ni de développement durable, ni d’écologie. Il y avait une ambiance à restaurer, quelque chose à “refaire”. Et cela devait forcément être la première brique de notre travail. Notre slogan « Autrement la vie, autrement la ville » et notre programme prônaient une approche systémique des politiques locales, de la culture au social, en passant par l’urbanisme et les mobilités. Nous avons gagné les élections et ça a été le point de départ de la mise en œuvre de nos actions.
Opérer une redistribution sociale grâce à une mesure énergétique écologique - voilà ce qu'est l'écologie sociale.
Comment met-on en œuvre un programme prônant une "approche systémique des politiques locales” ? Par où commence-t-on ?
D. C. : Grande-Synthe est une ville qui s’est formée à partir des années 60 sur l’impulsion de l’État pour redynamiser l’économie du littoral avec de la sidérurgie lourde, de la chimie, du pétrolier. C’était l’incarnation du schéma de la société carbone. Un environnement industriel qui a fait les beaux jours de l’agglomération pendant un certain nombre d’années mais à quel prix environnemental ? A titre d’exemple, le site d'ArcelorMittal émet 13 millions de tonnes de CO2 par an, soit plus de 2% des émissions de GES de la France… Et alors qu’il comptait 11000 salariés à l’époque, il n’en compte aujourd’hui plus que 2800 salariés.
Dans ce contexte, nos actions ont d’abord consisté à enrayer les difficultés sociales en présence depuis le début des années 2000 et à emboîter le pas des actions de mon père. Nous souhaitions réparer les malfaçons de cette ville construite à la hâte pour héberger les ouvriers. Lorsque Grande-Synthe s’est construite, tout un pan de ce qui fait une ville a été oublié : les loisirs, la culture, l’environnement mais aussi les services pour les ouvriers en question. Nous nous sommes donc d’abord concentré-e-s sur l’ensemble de ces aspects, en imaginant des dispositifs de terrain, proches des habitants et en capacité de leur redonner confiance en eux. en tenant compte de la nature, qui est l’une des richesses du territoire. En parallèle, nous avons développé une université populaire pour proposer à la population une alternative aux informations et à la culture du petit écran.
Votre approche de l’écologie est donc globale : elle concerne aussi bien l’environnement que le social, la culture, etc. Avez-vous réussi à concilier politique écologique et réduction des inégalités sociales ?
D. C. : Les premières victimes écologiques de notre société sont les plus pauvres. Ce sont eux qui subissent la malbouffe, le mal-logement, la dépendance à des transports collectifs et donc le non-accès à de nombreux services. En cherchant des solutions à la situation de précarité de nombreux habitants de Grande-Synthe, j’ai vite compris que la réponse était à trouver dans l'écologie. Quand nous avons développé des logements à basse consommation ou à énergie positive, nous avons divisé en deux ans la facture énergétique des locataires par huit ! De même, lorsque nous avons refondu le réseau de transports publics de l’agglomération et que nous y avons ajouté la gratuité, nous avons permis aux plus exclus d’avoir accès à un bus pouvant les amener rapidement au boulot en centre-ville de Dunkerque. La gratuité des transports publics est une redistribution des richesses qui profite à tous, aux plus démunis comme aux plus aisés, qui revendent une de leurs voitures. Cette logique peut s’appliquer également à l’éclairage public. En supprimant 3000 des 7000 points lumineux et en installant des LED avec de la gradation lumineuse, nous protégeons la biodiversité nocturne tout en faisant des économies conséquentes qui permettent une redistribution des richesses. La première année, nous avons économisé 500 000€, que nous avons affecté à un fond municipal, le minimum social garanti, une allocation différenciée pour compléter l’écart entre les minimas sociaux et le seuil de pauvreté. Cette mesure illustre parfaitement ce qu’est l’écologie sociale : opérer une redistribution sociale grâce à une mesure énergétique écologique.
Au-delà des actions concernant les infrastructures et équipements publics du territoire, quels ont été les autres domaines influencés par votre politique locale ? Autrement dit, une politique écologique peut-elle se concentrer uniquement sur les infrastructures ?
D. C. : Lorsque l’on parle d’économie d’énergie, il n’est pas suffisant de s’arrêter aux équipements. Il faut également accompagner et former les personnes pour qu’elles maîtrisent leur consommation énergétique. Sinon, elles risquent de profiter de cette réduction pour consommer plus. Nombreuses sont les actions que nous avons développées qui se concentraient sur les comportements plutôt que sur les infrastructures. Par exemple, lorsque nous avons retiré la valeur monétaire de certains services pour favoriser l’économie du partage avec le repair café, le réfrigérateur solidaire, le don de jouets et de livres, etc. Nous avons également demandé au centre aéré de multiplier les jeux ayant une approche collaborative car c’est dès le plus jeune âge qu’il faut apprendre à sortir de la compétition. La programmation culturelle n’était pas en reste non plus. Tous nos spectacles programmés, qu’ils nous fassent rire ou pleurer, avaient une signification. Je me souviens d’un soir où les spectateurs avaient été plongés dans le noir avant d’être malmenés comme le sont les exilés lorsqu’ils arrivent dans une ville. Même si dans le public les réactions ont été vives, c’était important de faire vivre cela. La culture aide à lire la société et à la comprendre.
Je me souviens d’un soir où les spectateurs avaient été plongé dans le noir avant d’être malmenés comme le sont les exilés lorsqu’ils arrivent sur un terrain.
On ne négligeait donc aucun domaine. Si certaines de nos actions étaient sectorisées, c’était avant tout pour aller chercher les gens là où ils se trouvaient, pour leur parler d’un secteur ou d’une thématique qui les touchaient. Derrière, nous travaillions à tisser du lien et à créer une cohérence globale. L'écologie était l’épine dorsale de notre politique municipale. Et jamais nous n’aurions atteint ce niveau si notre approche n’avait pas été systémique et si la population n’avait pas été avec nous.
Justement, comment ce soutien des habitants s’est-il manifesté ?
D. C. : De diverses manières ! Lorsque nous avons mené cette action culturelle pour se familiariser avec les publics exilés, je n’ai jamais eu de réaction d’opposition de la part de la population. Même pas de la part de l’extrême droite. Mon père avait beaucoup joué sur l’esprit ouvrier de la ville et la solidarité qui y est associée. Le fait que les gens soient arrivés au même moment, qu’ils aient habité en HLM, que l’on ait demandé aux enfants de jouer dehors et non dans les cages d’escaliers pour ne pas déranger les ouvriers qui travaillaient la nuit et dormaient le jour. Cette solidarité ouvrière que nous avons cherché à cultiver au travers de toutes nos actions s’est retrouvée dans l’accueil qui a été réservé aux exilés. Plus d’une fois, on est venu me dire que c’était un “suicide politique” et que le score du front national allait exploser dans ma ville. Mais rien. Alors qu’en 2017 il y avait 1500 migrants à Grande-Synthe, le Front national n’a même pas fait de liste. Au contraire, nous sommes la seule ville sur la carte dans un rayon de 80 km, de Dunkerque à Lille, à ne pas avoir voté en majorité pour Marine Le Pen au premier tour des présidentielles…
D'où tirez-vous vos convictions ? Est-ce que vos actions sont des réponses aux crises que nous vivons ?
D. C. : Mes déclencheurs sont issus de rencontres, de choses auxquelles je participe plutôt que d’événements de crise. Je m’inspire de ce que je vois ailleurs, de ce que j’entends, des bouquins que je lis qui nourrissent mes cheminements et forgent mon discours. Ma participation au sommet de la terre de Rio, Rio+20, m’a par exemple permis d’organiser la rencontre de Jean-Paul Jaud, dont le documentaire « Nos enfants nous accuseront » m’a beaucoup sensibilisé sur l’importance de l’alimentation bio. C’est suite à ce reportage que j’ai décidé de rejoindre Mouans-Sartoux et de passer au 100% de bio dans les cantines. Je me suis dit qu’un jour il y aurait des procès contre les élus locaux à cause de la nourriture issue de l’agriculture conventionnelle que l’on met dans les assiettes de nos enfants. De même, c’est à la suite d’une conférence du toxicologue André Cicolella, qui a mis en avant le problème des bisphénols dans les biberons que nous nous sommes déclarés « Ville sans perturbateurs endocriniens » en 2014. C’est également l’année où je me suis appuyé sur les travaux du mouvement Utopia sur le revenu de base pour construire mon programme des municipales. C’est de là que sont nés les accès à la culture, à l’éducation et au social, pour que les gens ne soient pas coupés des biens communs.
Faire intervenir des experts ou des “faiseurs” est également un vrai levier pour faire passer des messages. Pendant des années, j'ai parlé au secteur économique de la transition, en vain. Et quand Jeremy Rifkin est intervenu pour parler de la 3e révolution industrielle dans le Nord Pas de Calais, ses paroles ont été prises pour argent comptant. Il avait beau défendre les mêmes idées que moi, lui est parvenu à parler aux industriels, à faire le pont que je n’arrivais pas à réaliser. De même, lorsque je parlais aux habitants de la phyto-épuration, les avis étaient plutôt opposés… Jusqu’à ce qu’on envoie un bus d’habitants discuter avec les porteurs de projet d’un écoquartier à Culembourg, à 20 km d’Amsterdam. La possibilité de voir et de toucher vaut parfois mieux que des grands discours.
Vous êtes désormais député européen. Quel message souhaiteriez-vous passer aux maires d’aujourd’hui ?
D. C. : Encore aujourd’hui les politiques écologiques menées dépendent des sensibilités que les maires ont sur le sujet. Elles sont liées à leur histoire, à leur culture, mais aussi à leur curiosité et leur courage politique. Or, je pense que ces politiques devraient être des acquis. Compte tenu des crises - sanitaire, démocratique, sociale, de la biodiversité, que nous traversons aujourd’hui, elles ne devraient plus être l’objet d’un choix d’agir, mais une obligation. J’aimerais que les maires, par conviction, fassent des choix exploratoires, plutôt que des choix qui assurent les prochaines élections. J’aimerais leur dire d’y aller, d’oser, de ne pas perdre de temps. Moi j’ai mis du temps car je n’avais pas les références suffisantes pour m’y amener plus vite, mais maintenant que des territoires comme Ungersheim, Mouans-Sartoux, Grande-Synthe, ou Loos en Gohelle, ont montré que ça marche, que ce n’est pas punitif et que cela ne coûte pas d’argent...il faut foncer !
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Damien Carême est élu maire de Grande-Synthe en 2001 et le reste jusqu’en mai 2019, date à laquelle il est entré au Parlement européen dans le groupe des Verts / ALE. Élu 9e "Meilleur maire du monde" par la City Mayor Fondation en 2016, ses engagements portent sur le développement d’une écologie sociale, respectueuse de la dignité, des droits fondamentaux et de la justice environnementale.
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Cet entretien s’inscrit dans le cadre de l’étude PACT2 et a été réalisé par Clothilde Sauvages.
Pour aller plus loin :
> Resilience lacks radicality. Let’s cultivate our imagination seriously - Entretien avec Rob Hopkins
> Mouans Sartoux ou la construction d’une parcelle d’humanité vraie - Entretien avec Gilles Perole
> Maire de toutes les transitions - Entretien avec Johanna Rolland