Magazine
March 1, 2021

Sous la technique, les matières

Quels sont les discours dominants face aux enjeux environnementaux actuels ?

Jean-Baptiste Fressoz : Disons que les deux mamelles de l’écologie gouvernementale sont l’innovation et la transition. On le voit bien en France avec, en 2017, le changement de nom du Ministère de l’environnement en Ministère de la transition. Aux Etats-Unis, cela prend la forme du Green New Deal avec toutes les réminiscences d’une démocratie qui maitriserait la nature pour le peuple – pensez au barrage Hoover (1) et à la Tennessee Valley Authority (2). 

Le moteur de l’histoire de l’énergie, c’est la consommation. On se met à extraire beaucoup de pétrole car on doit faire rouler des voitures, pas l’inverse. 

Mais le problème, c’est que cette obsession culturelle pour l'innovation et la technique se fait au détriment d’une compréhension de l'histoire ancrée dans les flux de matières. Je vous donne un exemple historique concret et canonique : celui de la révolution industrielle. Tous les collégiens apprennent à l’associer naturellement et avec raison au charbon, mais on oublie de préciser que la consommation de bois croît de manière concomitante à celle de la houille. Le premier importateur de bois à la fin XIXe siècle c’est la Grande Bretagne, championne mondiale du charbon. Ce phénomène vaut aussi pour le pétrole au XXe siècle : celui-ci ne se substitue qu’à la marge au charbon (pour la navigation par exemple ou les locomotives) mais dans plein de domaines le pétrole accroît la demande de charbon (pour construire des voitures et produire le ciment nécessaire aux routes). Pour désigner ces processus je propose de parler de « symbioses énergétiques et matérielles » plutôt que de « transitions énergétiques ». L’histoire matérielle est faite de symbioses et d’additions. Elle contraste avec le récit dominant des transitions technologiques (3). 

Dans quelle mesure ce discours centré autour des transitions empêche de trouver les bonnes réponses au changement climatique ?

J-B. F. : Notre culture historique est façonnée par le “phasisme”. On découpe le temps en tranches, en grandes périodes matérielles, trois le plus souvent : âge du bois, âge du charbon et âge du pétrole. Et cela impose comme une évidence que face au changement climatique la question centrale est d’innover dans la production énergétique, découvrir un nouvel âge compatible avec le maintien de la concentration de CO2 dans l’atmosphère à 300 ppm. Est-ce que c'est l'éolien, le nucléaire, le solaire et dans quelle proportion ? Cette focalisation pose problème. 

D’abord, historiquement, c’est plutôt la consommation qui est le moteur de l’histoire de l’énergie : on se met à extraire beaucoup de pétrole car on doit faire rouler des voitures, pas l’inverse. On fabrique de l’électricité parce que Edison invente la lampe à filament. C'est pourquoi les décroissants ont raison : il faut absolument parler de la consommation et de ce dont il faut se passer. Deuxièmement, ce débat laisse dans l'ombre des choses beaucoup plus importantes pour le climat. Par exemple : la nature du commerce extérieur français. Si l'on regarde l’évolution des émissions françaises depuis les années 1990, elles baissent. Mais si on y ajoute les émissions liées aux biens importés, ce n'est plus le cas.

Les grands champs d'éoliens off-shore ne sont pas particulièrement conviviaux et nécessitent tout autant que l’atome des corps de spécialistes. 

Que révèle cette focalisation sur les techniques ?

J-B. F. : Du côté des intellectuels, des philosophes ou même des historiens je crois qu’on ne veut pas faire le deuil du déterminisme technologique : l’idée selon laquelle les techniques façonneraient le reste du social, qu'elles auraient des caractéristiques politiques intrinsèques. On en trouve un exemple frappant chez les socialistes des années 1900 qui sont persuadés que l’électricité jouerait en leur faveur — ne serait-ce que parce que le réseau nécessiterait une forme de coopération économique. Pourtant, au même moment, l’électricité fabrique de grands conglomérats capitalistes et demeure d’ailleurs une technique bourgeoise. Depuis les années 1980 on y ajoute l'effet réciproque, c’est-à-dire l’idée d'une construction sociale des techniques. Le déterminisme joue donc dans les deux sens, mais il demeure. Et c’est pour cela que les philosophes s’intéressent aux techniques. Pourtant et c’est une évidence, avec des systèmes de techniques très semblables, on observe des régimes politiques complètement différents entre par exemple les pétro-monarchies saoudienne et norvégienne. Mais le déterminisme technologique renaît sans cesse de ses cendres. On le retrouve en force dans la critique de la technique des années 1970 avec l’idée de technologies conviviales défendue par Ivan Illich, qui favoriseraient en elles-mêmes l’émancipation. Le solaire et l’éolien démocratiques s’opposeraient au nucléaire autoritaire par exemple. Pourtant, les grands champs d'éoliens off-shore ne sont pas particulièrement conviviaux et nécessitent, tout autant que l’atome, des corps de spécialistes. A l’inverse, une technologie, si pointue soit-elle, n’est pas antidémocratique en soi. 

L’opposition entre écologie et liberté est un sophisme anti-écolo qui surfe sur la polysémie du terme « liberté ».

On peut même dire que l'accusation s'est retournée : c’est l’écologie qui est maintenant présentée comme antidémocratique, comme une atteinte à la liberté…

J-B. F. : Le retournement est en effet frappant : on est passé du totalitarisme de l'atome à la dictature verte. Et de nos jours, il est courant d’associer abondance et liberté (4). Mais cela n’a pas toujours été le cas. Dans l’Apocalypse Joyeuse j’avais repéré la formation de ce lien dans les discours sur la stabilisation de l'ordre politique après la Révolution française, chez un auteur comme Saint-Simon. Se construit alors l’idée qu'une société libérale ne peut être stable que sous le règne de l’abondance. Mais à cette époque, cela veut dire abondance de grains pour manger à sa faim, c’est synonyme de sécurité alimentaire. La pénurie qui menace l’ordre politique libéral c’est celle du pain. C'est elle qui entraîne les disettes, les émeutes et parfois les révolutions. Cela n'a rien à voir avec l'idée actuelle que la liberté serait associée à la croissance économique (une idée évidemment fausse quand on la confronte à la situation en Chine). Celle-ci est plus récente. A mon sens elle s'impose définitivement dans l'imaginaire occidental pendant la Guerre froide, comme un argument du capitalisme libéral face au communisme soviétique. Et elle triomphe après la chute du mur. Aujourd’hui, quand certains invoquent les dangers que ferait peser l'écologie sur les libertés, ils parlent en fait de la liberté néolibérale, de la liberté du libre-échange, de la liberté de produire sans norme environnementale. L’opposition entre écologie et liberté est évidemment un sophisme anti-écolo qui surfe sur la polysémie du terme « liberté ».

Les débats sur le changement climatique remontent en Occident à la fin du XVe siècle ; ils permettent de justifier l’appropriation des terres en Amérique du Nord.

Plus tôt, vous critiquiez le discours de l’innovation, mais aujourd’hui c’est souvent l’écologie qui est présentée comme la grande innovation de l’époque. N’y aurait-t-il rien à garder du discours du progrès, d’un progrès vert ?

J-B. F. : Pourquoi pas. Mais il faut aussi avoir en tête que le discours des « Lumières vertes », l’idée d’une épiphanie environnementale récente, repose sur une histoire mutilée des savoirs qui est politiquement problématique. C’est tenir un discours très gratifiant sur nous-mêmes comme si nous étions les premiers à comprendre ce qui nous arrive, à calculer les risques, à penser l’environnement et la terre, bref à être réflexif comme le disait Ulrich Beck. J’ai abordé cette question dans l’Apocalypse joyeuse en 2012 et plus récemment dans Les Révoltes du Ciel écrit avec Fabien Locher. L’exemple du changement climatique est assez frappant. On clame aujourd’hui la nouveauté du problème alors que l'histoire montre que les débats sur le changement climatique sont très anciens. Ils remontent en Occident à la fin du XVe siècle, d’abord pour justifier la conquête impériale et l’appropriation des terres en Amérique du Nord. Mais à côté de ces discours impériaux, il y a aussi une production fascinante de savoirs sur le changement climatique, sur son rythme, les proxys que l'on peut retenir, sur ses causes, sur son échelle (on pense déjà le global).

Comment alors s’est imposée l’idée du changement climatique comme une révélation scientifique récente ?

J-B. F. : Il existe au moins deux manières différentes de faire l’histoire du changement climatique. La première est guidée par ce qui nous intéresse en ce moment à savoir le CO2 et l’effet de serre. On repère alors dans le tourbillon des théories physiques du XIXe siècle, les précurseurs du changement climatique : Fourier, Tyndall, Arrhénius. C’est une histoire qui est rassurante puisque les savoirs étudiés ont été validés par la science contemporaine et elle se prolonge avec nos héros contemporains : Keeling, Hansen et Lovelock… Il faudrait en somme que le changement climatique ait eu son Galilée. Le problème est que cette histoire est fausse et qu'elle nourrit un néo-scientisme qui revient sous les traits de l’écologie ou des sciences du système Terre.

Avec Fabien Locher on est parti de la question inverse : de quoi parlait-on quand on parlait de climat ? Et on voit que les enjeux sont énormes : on parle de cycle de l’eau et de déboisement, on parle donc aussi de l’ordre naturel, de la Création, de Dieu, on parle  des forêts et donc de l’énergie, et on parle de l’empire et des races. Comme je le disais plus haut, c’est dans ces débats éminemment politiques que se forment les premiers savoirs sur le changement climatique. Pour le diagnostic contemporain du changement climatique, c’est exactement la même chose. Il n’y a pas eu de révélation soudaine et individuelle mais un énorme travail collectif au départ lié aux infrastructures militaires de la Guerre froide (satellites, super ordinateurs, guerre géophysique) puis aux mouvements politiques américains de la fin des années 1960.  C’est là que réside tout l’intérêt de la sociologie des sciences : révéler que les questions autour de la technique, du changement climatique et de l’énergie ne sont ni nouvelles, ni le fait d’individus isolés, mais plutôt de savoirs construits collectivement.

1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Barrage_Hoover

2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Tennessee_Valley_Authority

3. http://www.annales.org/site/re/2021/re101/2021-01-03.pdf

4. Pierre Charbonnier, Abondance et Liberté : une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, Paris, 2020

______


Historien et chercheur au CNRS, Jean-Baptiste Fressoz oriente ses travaux autour de l'histoire environnementale et des savoirs climatiques ainsi que sur l'anthropocène. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Les révoltes du ciel avec Fabien Locher (Seuil, 2020), L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique (Seuil, 2012) et L’Événement Anthropocène avec Christophe Bonneuil (Seuil, 2013).

______

Sur le même sujet :

> "La résilience pour imaginer demain plutôt que perpétuer hier"

> "Maire de toutes les transitions - Entretien avec Johanna Rolland"

> "La transition n'est pas un long fleuve tranquille"

Sous la technique, les matières

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Antoine Rammelaere et Taoufik Vallipuram
Magazine
January 29, 2021
Sous la technique, les matières
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Entretien avec Jean-Baptiste Fressoz. Aujourd’hui, l’écologie fournit une cure de jouvence à une idée ancienne : le progrès technologique. Il sature la question écologique avec des débats souvent pointus sur les choix énergétiques et techniques : éolien, solaire, atome, voiture électrique, 5G et consorts. Mais pose-t-on bien le débat ? Que cache cette obsession pour les techniques ou la production énergétique ? Autant de questions que nous nous sommes posées avec l’historien des techniques Jean-Baptiste Fressoz.

Quels sont les discours dominants face aux enjeux environnementaux actuels ?

Jean-Baptiste Fressoz : Disons que les deux mamelles de l’écologie gouvernementale sont l’innovation et la transition. On le voit bien en France avec, en 2017, le changement de nom du Ministère de l’environnement en Ministère de la transition. Aux Etats-Unis, cela prend la forme du Green New Deal avec toutes les réminiscences d’une démocratie qui maitriserait la nature pour le peuple – pensez au barrage Hoover (1) et à la Tennessee Valley Authority (2). 

Le moteur de l’histoire de l’énergie, c’est la consommation. On se met à extraire beaucoup de pétrole car on doit faire rouler des voitures, pas l’inverse. 

Mais le problème, c’est que cette obsession culturelle pour l'innovation et la technique se fait au détriment d’une compréhension de l'histoire ancrée dans les flux de matières. Je vous donne un exemple historique concret et canonique : celui de la révolution industrielle. Tous les collégiens apprennent à l’associer naturellement et avec raison au charbon, mais on oublie de préciser que la consommation de bois croît de manière concomitante à celle de la houille. Le premier importateur de bois à la fin XIXe siècle c’est la Grande Bretagne, championne mondiale du charbon. Ce phénomène vaut aussi pour le pétrole au XXe siècle : celui-ci ne se substitue qu’à la marge au charbon (pour la navigation par exemple ou les locomotives) mais dans plein de domaines le pétrole accroît la demande de charbon (pour construire des voitures et produire le ciment nécessaire aux routes). Pour désigner ces processus je propose de parler de « symbioses énergétiques et matérielles » plutôt que de « transitions énergétiques ». L’histoire matérielle est faite de symbioses et d’additions. Elle contraste avec le récit dominant des transitions technologiques (3). 

Dans quelle mesure ce discours centré autour des transitions empêche de trouver les bonnes réponses au changement climatique ?

J-B. F. : Notre culture historique est façonnée par le “phasisme”. On découpe le temps en tranches, en grandes périodes matérielles, trois le plus souvent : âge du bois, âge du charbon et âge du pétrole. Et cela impose comme une évidence que face au changement climatique la question centrale est d’innover dans la production énergétique, découvrir un nouvel âge compatible avec le maintien de la concentration de CO2 dans l’atmosphère à 300 ppm. Est-ce que c'est l'éolien, le nucléaire, le solaire et dans quelle proportion ? Cette focalisation pose problème. 

D’abord, historiquement, c’est plutôt la consommation qui est le moteur de l’histoire de l’énergie : on se met à extraire beaucoup de pétrole car on doit faire rouler des voitures, pas l’inverse. On fabrique de l’électricité parce que Edison invente la lampe à filament. C'est pourquoi les décroissants ont raison : il faut absolument parler de la consommation et de ce dont il faut se passer. Deuxièmement, ce débat laisse dans l'ombre des choses beaucoup plus importantes pour le climat. Par exemple : la nature du commerce extérieur français. Si l'on regarde l’évolution des émissions françaises depuis les années 1990, elles baissent. Mais si on y ajoute les émissions liées aux biens importés, ce n'est plus le cas.

Les grands champs d'éoliens off-shore ne sont pas particulièrement conviviaux et nécessitent tout autant que l’atome des corps de spécialistes. 

Que révèle cette focalisation sur les techniques ?

J-B. F. : Du côté des intellectuels, des philosophes ou même des historiens je crois qu’on ne veut pas faire le deuil du déterminisme technologique : l’idée selon laquelle les techniques façonneraient le reste du social, qu'elles auraient des caractéristiques politiques intrinsèques. On en trouve un exemple frappant chez les socialistes des années 1900 qui sont persuadés que l’électricité jouerait en leur faveur — ne serait-ce que parce que le réseau nécessiterait une forme de coopération économique. Pourtant, au même moment, l’électricité fabrique de grands conglomérats capitalistes et demeure d’ailleurs une technique bourgeoise. Depuis les années 1980 on y ajoute l'effet réciproque, c’est-à-dire l’idée d'une construction sociale des techniques. Le déterminisme joue donc dans les deux sens, mais il demeure. Et c’est pour cela que les philosophes s’intéressent aux techniques. Pourtant et c’est une évidence, avec des systèmes de techniques très semblables, on observe des régimes politiques complètement différents entre par exemple les pétro-monarchies saoudienne et norvégienne. Mais le déterminisme technologique renaît sans cesse de ses cendres. On le retrouve en force dans la critique de la technique des années 1970 avec l’idée de technologies conviviales défendue par Ivan Illich, qui favoriseraient en elles-mêmes l’émancipation. Le solaire et l’éolien démocratiques s’opposeraient au nucléaire autoritaire par exemple. Pourtant, les grands champs d'éoliens off-shore ne sont pas particulièrement conviviaux et nécessitent, tout autant que l’atome, des corps de spécialistes. A l’inverse, une technologie, si pointue soit-elle, n’est pas antidémocratique en soi. 

L’opposition entre écologie et liberté est un sophisme anti-écolo qui surfe sur la polysémie du terme « liberté ».

On peut même dire que l'accusation s'est retournée : c’est l’écologie qui est maintenant présentée comme antidémocratique, comme une atteinte à la liberté…

J-B. F. : Le retournement est en effet frappant : on est passé du totalitarisme de l'atome à la dictature verte. Et de nos jours, il est courant d’associer abondance et liberté (4). Mais cela n’a pas toujours été le cas. Dans l’Apocalypse Joyeuse j’avais repéré la formation de ce lien dans les discours sur la stabilisation de l'ordre politique après la Révolution française, chez un auteur comme Saint-Simon. Se construit alors l’idée qu'une société libérale ne peut être stable que sous le règne de l’abondance. Mais à cette époque, cela veut dire abondance de grains pour manger à sa faim, c’est synonyme de sécurité alimentaire. La pénurie qui menace l’ordre politique libéral c’est celle du pain. C'est elle qui entraîne les disettes, les émeutes et parfois les révolutions. Cela n'a rien à voir avec l'idée actuelle que la liberté serait associée à la croissance économique (une idée évidemment fausse quand on la confronte à la situation en Chine). Celle-ci est plus récente. A mon sens elle s'impose définitivement dans l'imaginaire occidental pendant la Guerre froide, comme un argument du capitalisme libéral face au communisme soviétique. Et elle triomphe après la chute du mur. Aujourd’hui, quand certains invoquent les dangers que ferait peser l'écologie sur les libertés, ils parlent en fait de la liberté néolibérale, de la liberté du libre-échange, de la liberté de produire sans norme environnementale. L’opposition entre écologie et liberté est évidemment un sophisme anti-écolo qui surfe sur la polysémie du terme « liberté ».

Les débats sur le changement climatique remontent en Occident à la fin du XVe siècle ; ils permettent de justifier l’appropriation des terres en Amérique du Nord.

Plus tôt, vous critiquiez le discours de l’innovation, mais aujourd’hui c’est souvent l’écologie qui est présentée comme la grande innovation de l’époque. N’y aurait-t-il rien à garder du discours du progrès, d’un progrès vert ?

J-B. F. : Pourquoi pas. Mais il faut aussi avoir en tête que le discours des « Lumières vertes », l’idée d’une épiphanie environnementale récente, repose sur une histoire mutilée des savoirs qui est politiquement problématique. C’est tenir un discours très gratifiant sur nous-mêmes comme si nous étions les premiers à comprendre ce qui nous arrive, à calculer les risques, à penser l’environnement et la terre, bref à être réflexif comme le disait Ulrich Beck. J’ai abordé cette question dans l’Apocalypse joyeuse en 2012 et plus récemment dans Les Révoltes du Ciel écrit avec Fabien Locher. L’exemple du changement climatique est assez frappant. On clame aujourd’hui la nouveauté du problème alors que l'histoire montre que les débats sur le changement climatique sont très anciens. Ils remontent en Occident à la fin du XVe siècle, d’abord pour justifier la conquête impériale et l’appropriation des terres en Amérique du Nord. Mais à côté de ces discours impériaux, il y a aussi une production fascinante de savoirs sur le changement climatique, sur son rythme, les proxys que l'on peut retenir, sur ses causes, sur son échelle (on pense déjà le global).

Comment alors s’est imposée l’idée du changement climatique comme une révélation scientifique récente ?

J-B. F. : Il existe au moins deux manières différentes de faire l’histoire du changement climatique. La première est guidée par ce qui nous intéresse en ce moment à savoir le CO2 et l’effet de serre. On repère alors dans le tourbillon des théories physiques du XIXe siècle, les précurseurs du changement climatique : Fourier, Tyndall, Arrhénius. C’est une histoire qui est rassurante puisque les savoirs étudiés ont été validés par la science contemporaine et elle se prolonge avec nos héros contemporains : Keeling, Hansen et Lovelock… Il faudrait en somme que le changement climatique ait eu son Galilée. Le problème est que cette histoire est fausse et qu'elle nourrit un néo-scientisme qui revient sous les traits de l’écologie ou des sciences du système Terre.

Avec Fabien Locher on est parti de la question inverse : de quoi parlait-on quand on parlait de climat ? Et on voit que les enjeux sont énormes : on parle de cycle de l’eau et de déboisement, on parle donc aussi de l’ordre naturel, de la Création, de Dieu, on parle  des forêts et donc de l’énergie, et on parle de l’empire et des races. Comme je le disais plus haut, c’est dans ces débats éminemment politiques que se forment les premiers savoirs sur le changement climatique. Pour le diagnostic contemporain du changement climatique, c’est exactement la même chose. Il n’y a pas eu de révélation soudaine et individuelle mais un énorme travail collectif au départ lié aux infrastructures militaires de la Guerre froide (satellites, super ordinateurs, guerre géophysique) puis aux mouvements politiques américains de la fin des années 1960.  C’est là que réside tout l’intérêt de la sociologie des sciences : révéler que les questions autour de la technique, du changement climatique et de l’énergie ne sont ni nouvelles, ni le fait d’individus isolés, mais plutôt de savoirs construits collectivement.

1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Barrage_Hoover

2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Tennessee_Valley_Authority

3. http://www.annales.org/site/re/2021/re101/2021-01-03.pdf

4. Pierre Charbonnier, Abondance et Liberté : une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, Paris, 2020

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Historien et chercheur au CNRS, Jean-Baptiste Fressoz oriente ses travaux autour de l'histoire environnementale et des savoirs climatiques ainsi que sur l'anthropocène. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Les révoltes du ciel avec Fabien Locher (Seuil, 2020), L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique (Seuil, 2012) et L’Événement Anthropocène avec Christophe Bonneuil (Seuil, 2013).

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Sur le même sujet :

> "La résilience pour imaginer demain plutôt que perpétuer hier"

> "Maire de toutes les transitions - Entretien avec Johanna Rolland"

> "La transition n'est pas un long fleuve tranquille"

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Antoine Rammelaere et Taoufik Vallipuram
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Entretien avec Jean-Baptiste Fressoz. Aujourd’hui, l’écologie fournit une cure de jouvence à une idée ancienne : le progrès technologique. Il sature la question écologique avec des débats souvent pointus sur les choix énergétiques et techniques : éolien, solaire, atome, voiture électrique, 5G et consorts. Mais pose-t-on bien le débat ? Que cache cette obsession pour les techniques ou la production énergétique ? Autant de questions que nous nous sommes posées avec l’historien des techniques Jean-Baptiste Fressoz.

Quels sont les discours dominants face aux enjeux environnementaux actuels ?

Jean-Baptiste Fressoz : Disons que les deux mamelles de l’écologie gouvernementale sont l’innovation et la transition. On le voit bien en France avec, en 2017, le changement de nom du Ministère de l’environnement en Ministère de la transition. Aux Etats-Unis, cela prend la forme du Green New Deal avec toutes les réminiscences d’une démocratie qui maitriserait la nature pour le peuple – pensez au barrage Hoover (1) et à la Tennessee Valley Authority (2). 

Le moteur de l’histoire de l’énergie, c’est la consommation. On se met à extraire beaucoup de pétrole car on doit faire rouler des voitures, pas l’inverse. 

Mais le problème, c’est que cette obsession culturelle pour l'innovation et la technique se fait au détriment d’une compréhension de l'histoire ancrée dans les flux de matières. Je vous donne un exemple historique concret et canonique : celui de la révolution industrielle. Tous les collégiens apprennent à l’associer naturellement et avec raison au charbon, mais on oublie de préciser que la consommation de bois croît de manière concomitante à celle de la houille. Le premier importateur de bois à la fin XIXe siècle c’est la Grande Bretagne, championne mondiale du charbon. Ce phénomène vaut aussi pour le pétrole au XXe siècle : celui-ci ne se substitue qu’à la marge au charbon (pour la navigation par exemple ou les locomotives) mais dans plein de domaines le pétrole accroît la demande de charbon (pour construire des voitures et produire le ciment nécessaire aux routes). Pour désigner ces processus je propose de parler de « symbioses énergétiques et matérielles » plutôt que de « transitions énergétiques ». L’histoire matérielle est faite de symbioses et d’additions. Elle contraste avec le récit dominant des transitions technologiques (3). 

Dans quelle mesure ce discours centré autour des transitions empêche de trouver les bonnes réponses au changement climatique ?

J-B. F. : Notre culture historique est façonnée par le “phasisme”. On découpe le temps en tranches, en grandes périodes matérielles, trois le plus souvent : âge du bois, âge du charbon et âge du pétrole. Et cela impose comme une évidence que face au changement climatique la question centrale est d’innover dans la production énergétique, découvrir un nouvel âge compatible avec le maintien de la concentration de CO2 dans l’atmosphère à 300 ppm. Est-ce que c'est l'éolien, le nucléaire, le solaire et dans quelle proportion ? Cette focalisation pose problème. 

D’abord, historiquement, c’est plutôt la consommation qui est le moteur de l’histoire de l’énergie : on se met à extraire beaucoup de pétrole car on doit faire rouler des voitures, pas l’inverse. On fabrique de l’électricité parce que Edison invente la lampe à filament. C'est pourquoi les décroissants ont raison : il faut absolument parler de la consommation et de ce dont il faut se passer. Deuxièmement, ce débat laisse dans l'ombre des choses beaucoup plus importantes pour le climat. Par exemple : la nature du commerce extérieur français. Si l'on regarde l’évolution des émissions françaises depuis les années 1990, elles baissent. Mais si on y ajoute les émissions liées aux biens importés, ce n'est plus le cas.

Les grands champs d'éoliens off-shore ne sont pas particulièrement conviviaux et nécessitent tout autant que l’atome des corps de spécialistes. 

Que révèle cette focalisation sur les techniques ?

J-B. F. : Du côté des intellectuels, des philosophes ou même des historiens je crois qu’on ne veut pas faire le deuil du déterminisme technologique : l’idée selon laquelle les techniques façonneraient le reste du social, qu'elles auraient des caractéristiques politiques intrinsèques. On en trouve un exemple frappant chez les socialistes des années 1900 qui sont persuadés que l’électricité jouerait en leur faveur — ne serait-ce que parce que le réseau nécessiterait une forme de coopération économique. Pourtant, au même moment, l’électricité fabrique de grands conglomérats capitalistes et demeure d’ailleurs une technique bourgeoise. Depuis les années 1980 on y ajoute l'effet réciproque, c’est-à-dire l’idée d'une construction sociale des techniques. Le déterminisme joue donc dans les deux sens, mais il demeure. Et c’est pour cela que les philosophes s’intéressent aux techniques. Pourtant et c’est une évidence, avec des systèmes de techniques très semblables, on observe des régimes politiques complètement différents entre par exemple les pétro-monarchies saoudienne et norvégienne. Mais le déterminisme technologique renaît sans cesse de ses cendres. On le retrouve en force dans la critique de la technique des années 1970 avec l’idée de technologies conviviales défendue par Ivan Illich, qui favoriseraient en elles-mêmes l’émancipation. Le solaire et l’éolien démocratiques s’opposeraient au nucléaire autoritaire par exemple. Pourtant, les grands champs d'éoliens off-shore ne sont pas particulièrement conviviaux et nécessitent, tout autant que l’atome, des corps de spécialistes. A l’inverse, une technologie, si pointue soit-elle, n’est pas antidémocratique en soi. 

L’opposition entre écologie et liberté est un sophisme anti-écolo qui surfe sur la polysémie du terme « liberté ».

On peut même dire que l'accusation s'est retournée : c’est l’écologie qui est maintenant présentée comme antidémocratique, comme une atteinte à la liberté…

J-B. F. : Le retournement est en effet frappant : on est passé du totalitarisme de l'atome à la dictature verte. Et de nos jours, il est courant d’associer abondance et liberté (4). Mais cela n’a pas toujours été le cas. Dans l’Apocalypse Joyeuse j’avais repéré la formation de ce lien dans les discours sur la stabilisation de l'ordre politique après la Révolution française, chez un auteur comme Saint-Simon. Se construit alors l’idée qu'une société libérale ne peut être stable que sous le règne de l’abondance. Mais à cette époque, cela veut dire abondance de grains pour manger à sa faim, c’est synonyme de sécurité alimentaire. La pénurie qui menace l’ordre politique libéral c’est celle du pain. C'est elle qui entraîne les disettes, les émeutes et parfois les révolutions. Cela n'a rien à voir avec l'idée actuelle que la liberté serait associée à la croissance économique (une idée évidemment fausse quand on la confronte à la situation en Chine). Celle-ci est plus récente. A mon sens elle s'impose définitivement dans l'imaginaire occidental pendant la Guerre froide, comme un argument du capitalisme libéral face au communisme soviétique. Et elle triomphe après la chute du mur. Aujourd’hui, quand certains invoquent les dangers que ferait peser l'écologie sur les libertés, ils parlent en fait de la liberté néolibérale, de la liberté du libre-échange, de la liberté de produire sans norme environnementale. L’opposition entre écologie et liberté est évidemment un sophisme anti-écolo qui surfe sur la polysémie du terme « liberté ».

Les débats sur le changement climatique remontent en Occident à la fin du XVe siècle ; ils permettent de justifier l’appropriation des terres en Amérique du Nord.

Plus tôt, vous critiquiez le discours de l’innovation, mais aujourd’hui c’est souvent l’écologie qui est présentée comme la grande innovation de l’époque. N’y aurait-t-il rien à garder du discours du progrès, d’un progrès vert ?

J-B. F. : Pourquoi pas. Mais il faut aussi avoir en tête que le discours des « Lumières vertes », l’idée d’une épiphanie environnementale récente, repose sur une histoire mutilée des savoirs qui est politiquement problématique. C’est tenir un discours très gratifiant sur nous-mêmes comme si nous étions les premiers à comprendre ce qui nous arrive, à calculer les risques, à penser l’environnement et la terre, bref à être réflexif comme le disait Ulrich Beck. J’ai abordé cette question dans l’Apocalypse joyeuse en 2012 et plus récemment dans Les Révoltes du Ciel écrit avec Fabien Locher. L’exemple du changement climatique est assez frappant. On clame aujourd’hui la nouveauté du problème alors que l'histoire montre que les débats sur le changement climatique sont très anciens. Ils remontent en Occident à la fin du XVe siècle, d’abord pour justifier la conquête impériale et l’appropriation des terres en Amérique du Nord. Mais à côté de ces discours impériaux, il y a aussi une production fascinante de savoirs sur le changement climatique, sur son rythme, les proxys que l'on peut retenir, sur ses causes, sur son échelle (on pense déjà le global).

Comment alors s’est imposée l’idée du changement climatique comme une révélation scientifique récente ?

J-B. F. : Il existe au moins deux manières différentes de faire l’histoire du changement climatique. La première est guidée par ce qui nous intéresse en ce moment à savoir le CO2 et l’effet de serre. On repère alors dans le tourbillon des théories physiques du XIXe siècle, les précurseurs du changement climatique : Fourier, Tyndall, Arrhénius. C’est une histoire qui est rassurante puisque les savoirs étudiés ont été validés par la science contemporaine et elle se prolonge avec nos héros contemporains : Keeling, Hansen et Lovelock… Il faudrait en somme que le changement climatique ait eu son Galilée. Le problème est que cette histoire est fausse et qu'elle nourrit un néo-scientisme qui revient sous les traits de l’écologie ou des sciences du système Terre.

Avec Fabien Locher on est parti de la question inverse : de quoi parlait-on quand on parlait de climat ? Et on voit que les enjeux sont énormes : on parle de cycle de l’eau et de déboisement, on parle donc aussi de l’ordre naturel, de la Création, de Dieu, on parle  des forêts et donc de l’énergie, et on parle de l’empire et des races. Comme je le disais plus haut, c’est dans ces débats éminemment politiques que se forment les premiers savoirs sur le changement climatique. Pour le diagnostic contemporain du changement climatique, c’est exactement la même chose. Il n’y a pas eu de révélation soudaine et individuelle mais un énorme travail collectif au départ lié aux infrastructures militaires de la Guerre froide (satellites, super ordinateurs, guerre géophysique) puis aux mouvements politiques américains de la fin des années 1960.  C’est là que réside tout l’intérêt de la sociologie des sciences : révéler que les questions autour de la technique, du changement climatique et de l’énergie ne sont ni nouvelles, ni le fait d’individus isolés, mais plutôt de savoirs construits collectivement.

1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Barrage_Hoover

2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Tennessee_Valley_Authority

3. http://www.annales.org/site/re/2021/re101/2021-01-03.pdf

4. Pierre Charbonnier, Abondance et Liberté : une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, Paris, 2020

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Historien et chercheur au CNRS, Jean-Baptiste Fressoz oriente ses travaux autour de l'histoire environnementale et des savoirs climatiques ainsi que sur l'anthropocène. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Les révoltes du ciel avec Fabien Locher (Seuil, 2020), L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique (Seuil, 2012) et L’Événement Anthropocène avec Christophe Bonneuil (Seuil, 2013).

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Antoine Rammelaere et Taoufik Vallipuram
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