Magazine
January 16, 2020

Non, tous les designers ne bossent pas pour rendre les gens accros !

Vous prônez un design éthique, radical et pensé pour les humains. Qu’entendez-vous par là ?

Geoffrey Dorne : La première question à poser, c’est à qui s’adresse le design, quelle est sa finalité. Quand Facebook ajoute des fonctionnalités pour interagir, comme des smileys tristes, heureux ou en colère, il permet aux gens de s’exprimer… Mais pourquoi ? Pour mieux cerner leurs profils grâce à des algorithmes, et les retenir sur le réseau social le plus longtemps possible. Il y a bien une intention cachée derrière ce type de design. L’objectif, c’est la course aux usages, à l’intégration des fonctionnalités, avec en dernière date, les « Custom Stories », le pendant de Snapchat.

Révéler des usages, retenir les utilisateurs… sommes-nous en train d’adopter cette approche au sein de nos villes ?

G.D : En fait, c’est exactement ce qui nous est vendu avec la Smart City : la ville numérique, la ville connectée. En courant à toujours plus de services, on crée des besoins en retour et les gens attendent encore davantage de services. On habite dans la ville comme on contracte avec un opérateur : on a le droit à la télé sur son téléphone, à internet illimité… Si l’on n’est pas satisfait des services pourvus, on change de quartier, de ville. Il y a là une concurrence qui semble se créer.

On habite dans la ville comme on contracte avec un opérateur. Si l’on n’est pas satisfait des services pourvus, on change de quartier, de ville.

La mutation des villes en véritables plateformes de services n’est-elle pas contradictoire avec la volonté d’autonomie et de résilience?

G.D : Quand on crée ce genre de services, on crée des dépendances et on nous prive d’une certaine autonomie. De ce point de vue là, les villes ont beaucoup à apprendre des campagnes. Car c’est là bas, où l’accès aux services est le plus limité, que l’on trouve les pionniers de la résilience. Cela me fait penser à quelqu’un de la communauté maker française : Olivier Chambon, aka Babozor sur le net. Il est parti de rien – un ordinateur, un peu de matériel - et a ouvert un fablab à Néons-sur-Creuse, en plein cœur de la France. Les gens y allaient pour réparer leur grille-pain, ou tout simplement pour apprendre à poster une annonce sur Leboncoin. C’est dans ces situations que l’on retrouve le véritable usage des fablabs. Des endroits où des personnes qui n’ont pas la possibilité d’acheter quelque chose vont le fabriquer eux-mêmes. (NDLR : le fablab a fermé ses portes en 2015, voici pourquoi). Pour moi, le changement s’opère d’abord dans l’approche que l’on a vis-à-vis du “faire” : il faut pouvoir penser autrement et se demander “comment faire” plutôt que “comment avoir”.

Le véritable usage des fablabs: des endroits où des personnes qui n’ont pas la possibilité d’acheter quelque chose vont le fabriquer eux-mêmes.

Vous prônez un design qui soit au plus près des besoins des usagers. Comment procéder ? Avec quelle méthode ?

G.D : Souvent, je pars d’une observation mêlée d’une intuition puis je vais faire une étude de terrain en utilisant des processus ethnographiques, afin d’observer finement les besoins, les rituels. Par exemple, les rituels d’attente dans les transports en commun sont très parlants tout comme les rituels des repas, ceux de la communication, etc. Tous ces usages parfois institutionnalisés (bien que l’on n’en ait pas conscience), créent un imaginaire, imaginaire sur lequel il faut savoir reposer pour créer. Observer…mais aussi écouter. Les gens ont tellement de choses à dire ! Il suffit de regarder l’engouement suscité par Nuit Debout, ou tout simplement les manifestations. Ce qu’il manque encore, ce sont des espaces citoyens d’expression pour libérer cette parole et la transformer en action. Il s’agit de stimuler l’imaginaire des gens, leur demander comment ils imaginent la ville de demain, comment ils pensent la construire. Peut être qu’ils ne l’imaginent pas avec des voitures autonomes, encore moins des voitures volantes, mais avec plus de transports en commun. Encore faudrait-il le leur demander !

Peut être que les gens n’imaginent pas la ville avec des voitures autonomes, et encore moins des voitures volantes, mais avec plus de transports en commun. Encore faudrait-il leur demander !

Ce ne sont pourtant pas les phases de concertation qui manquent... Comment faire pour créer ensemble ?

G.D : Il ne faut pas imaginer inclure tout le monde, partout, dès le départ. On s’aperçoit vite que chacun veut défendre sa chapelle, parler de ses sujets et cela tourne parfois en boucle... Un moyen de contourner ces difficultés, c’est de créer des consortiums et d'impliquer les participants à différents moments. Il faut savoir tirer le meilleur parti, au meilleur moment, de la diversité des expertises citoyennes. Et tout le monde a une expertise à valoriser. Ce sont même souvent ceux à qui on en prête le moins qui en ont le plus ! Les personnes âgées et les sans-abris ont énormément de savoirs, d’histoires et d’expériences à partager. Ces expertises d’usage ne sont souvent pas valorisées, alors qu’elles seraient extrêmement utiles pour l’ensemble de la communauté.

Dans ce processus de co-construction, quel rôle la donnée peut-elle jouer ?

G.D : La donnée peut servir à révéler des tendances mais tout l’enjeu, ensuite, c’est d’en sortir. Je privilégie vraiment une approche qualitative du design à un usage quantitatif de la donnée. Je ne cherche pas à répondre à un besoin universel. Si je peux aider 3 à 10 ou 100 personnes, c’est déjà énorme. Sur quelques projets récents, j’ai recours à la donnée. Par exemple, quand j’ai créé le site web Datassemblée, j’ai traité une quantité de données pour observer le nombre de députés votant (favorablement ou pas) telle ou telle loi. J’ai pu constater que 284 députés s’étaient prononcé sur la loi d’ouverture du mariage aux couples de même sexe... quand seulement 30 avaient voté une loi sur le renseignement ! Quand j’ai créé l’application Refugeye, j’ai commencé par parler avec des réfugiés, voir les mots dont ils avaient le plus besoin, puis j’ai croisé toutes ces informations grâce à des nuages de mots, pour arriver à une vingtaine de pictogrammes. Plus généralement, je ne cherche jamais à récolter les données utilisateurs, au contraire, la vie privée est un élément clé dans l’approche que j’ai du design.

Le design est loin d’être neutre. Design vient de l’italien disegno, qui signifie aussi dessein. Pour moi, on ne peut séparer les deux. Le design, c’est le dessin à dessein.

D’une façon générale, qu’est-ce qui caractérise votre démarche ?

G.D : Quand j’ai créé mon atelier Design & Human, je me suis fixé un ensemble de règles que j’avais en moi et que j’ai affiché pour délimiter un champ d’action très précis. Tout d’abord, il faut apprendre à dire non. Non, on ne travaille pas pour détruire la planète ou pour rendre les gens accros à des choses inutiles. J’ai refusé de travailler pour Total, pour le PMU ou pour des entreprises de marketing ciblé par exemple. Je refuse aussi de travailler avec des start-ups dont le modèle économique est basé sur le vol de données de leurs utilisateurs. Ensuite, il faut apprendre à ouvrir son travail en le mettant sous licence open source par exemple. L’objectif, c’est que chacun puisse s’approprier les formes de design qui sont créees. Et contrairement à idée reçue, cela ne ruine pas l’activité des designers. Au contraire, les organisations & entreprises ont tout à gagner à faire travailler des designers qui agissent sur des projets transversaux et dans lesquels l’open-source joue souvent un rôle.

Vous prônez un design simple, exigeant. Cela reflète-il la façon dont travaille la majorité des designers ?

G.D : C’est vrai, c’est la meilleure façon de faire et beaucoup de designers cherchent cette exigence et cette simplicité. C’est intrinsèque au design lui-même. Cela me fait penser au designer Dieter Rams, qui a travaillé pour Braun (dont le travail a énormément inspiré Jonathan Ive pour les produits d'Apple), et qui avait fixé un ensemble de règles au « bon design ». La 6ème règle était « good design is honest design ». Cela veut dire que l’on ne ment pas à l'usager, qu’on ne lui cache pas certaines fonctions, qu’une expression de design doit être sincère et concrète. Cela devrait régir le travail de toutes les formes de design selon moi. Car le design est loin d’être neutre. Le mot design vient par ailleurs de l’italien disegno, qui signifie dessin et aussi dessein. Pour moi, on ne peut séparer les deux. Le design, c’est le dessin à dessein.

____ Retrouvez Geoffrey Dorne, lors du Ouishare Fest, du 5 au 7 juillet 2017 à Pantin.

Entretien réalisé en équipe avec Solène Manouvrier // Crédits photos : Geoffrey Dorne.  

Non, tous les designers ne bossent pas pour rendre les gens accros !

by 
Samuel Roumeau
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Non, tous les designers ne bossent pas pour rendre les gens accros !
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ENTRETIEN avec Geoffrey Dorne. Le monde du design serviciel recherche des usages qui visent à rendre dépendant. Tout l’inverse de l'approche du design de Geoffrey Dorne : un acte libérateur, vecteur d’autonomie et de résilience. Son dernier livre, Hacker Citizen, donne 50 pistes pour se réapproprier collectivement la ville.

Vous prônez un design éthique, radical et pensé pour les humains. Qu’entendez-vous par là ?

Geoffrey Dorne : La première question à poser, c’est à qui s’adresse le design, quelle est sa finalité. Quand Facebook ajoute des fonctionnalités pour interagir, comme des smileys tristes, heureux ou en colère, il permet aux gens de s’exprimer… Mais pourquoi ? Pour mieux cerner leurs profils grâce à des algorithmes, et les retenir sur le réseau social le plus longtemps possible. Il y a bien une intention cachée derrière ce type de design. L’objectif, c’est la course aux usages, à l’intégration des fonctionnalités, avec en dernière date, les « Custom Stories », le pendant de Snapchat.

Révéler des usages, retenir les utilisateurs… sommes-nous en train d’adopter cette approche au sein de nos villes ?

G.D : En fait, c’est exactement ce qui nous est vendu avec la Smart City : la ville numérique, la ville connectée. En courant à toujours plus de services, on crée des besoins en retour et les gens attendent encore davantage de services. On habite dans la ville comme on contracte avec un opérateur : on a le droit à la télé sur son téléphone, à internet illimité… Si l’on n’est pas satisfait des services pourvus, on change de quartier, de ville. Il y a là une concurrence qui semble se créer.

On habite dans la ville comme on contracte avec un opérateur. Si l’on n’est pas satisfait des services pourvus, on change de quartier, de ville.

La mutation des villes en véritables plateformes de services n’est-elle pas contradictoire avec la volonté d’autonomie et de résilience?

G.D : Quand on crée ce genre de services, on crée des dépendances et on nous prive d’une certaine autonomie. De ce point de vue là, les villes ont beaucoup à apprendre des campagnes. Car c’est là bas, où l’accès aux services est le plus limité, que l’on trouve les pionniers de la résilience. Cela me fait penser à quelqu’un de la communauté maker française : Olivier Chambon, aka Babozor sur le net. Il est parti de rien – un ordinateur, un peu de matériel - et a ouvert un fablab à Néons-sur-Creuse, en plein cœur de la France. Les gens y allaient pour réparer leur grille-pain, ou tout simplement pour apprendre à poster une annonce sur Leboncoin. C’est dans ces situations que l’on retrouve le véritable usage des fablabs. Des endroits où des personnes qui n’ont pas la possibilité d’acheter quelque chose vont le fabriquer eux-mêmes. (NDLR : le fablab a fermé ses portes en 2015, voici pourquoi). Pour moi, le changement s’opère d’abord dans l’approche que l’on a vis-à-vis du “faire” : il faut pouvoir penser autrement et se demander “comment faire” plutôt que “comment avoir”.

Le véritable usage des fablabs: des endroits où des personnes qui n’ont pas la possibilité d’acheter quelque chose vont le fabriquer eux-mêmes.

Vous prônez un design qui soit au plus près des besoins des usagers. Comment procéder ? Avec quelle méthode ?

G.D : Souvent, je pars d’une observation mêlée d’une intuition puis je vais faire une étude de terrain en utilisant des processus ethnographiques, afin d’observer finement les besoins, les rituels. Par exemple, les rituels d’attente dans les transports en commun sont très parlants tout comme les rituels des repas, ceux de la communication, etc. Tous ces usages parfois institutionnalisés (bien que l’on n’en ait pas conscience), créent un imaginaire, imaginaire sur lequel il faut savoir reposer pour créer. Observer…mais aussi écouter. Les gens ont tellement de choses à dire ! Il suffit de regarder l’engouement suscité par Nuit Debout, ou tout simplement les manifestations. Ce qu’il manque encore, ce sont des espaces citoyens d’expression pour libérer cette parole et la transformer en action. Il s’agit de stimuler l’imaginaire des gens, leur demander comment ils imaginent la ville de demain, comment ils pensent la construire. Peut être qu’ils ne l’imaginent pas avec des voitures autonomes, encore moins des voitures volantes, mais avec plus de transports en commun. Encore faudrait-il le leur demander !

Peut être que les gens n’imaginent pas la ville avec des voitures autonomes, et encore moins des voitures volantes, mais avec plus de transports en commun. Encore faudrait-il leur demander !

Ce ne sont pourtant pas les phases de concertation qui manquent... Comment faire pour créer ensemble ?

G.D : Il ne faut pas imaginer inclure tout le monde, partout, dès le départ. On s’aperçoit vite que chacun veut défendre sa chapelle, parler de ses sujets et cela tourne parfois en boucle... Un moyen de contourner ces difficultés, c’est de créer des consortiums et d'impliquer les participants à différents moments. Il faut savoir tirer le meilleur parti, au meilleur moment, de la diversité des expertises citoyennes. Et tout le monde a une expertise à valoriser. Ce sont même souvent ceux à qui on en prête le moins qui en ont le plus ! Les personnes âgées et les sans-abris ont énormément de savoirs, d’histoires et d’expériences à partager. Ces expertises d’usage ne sont souvent pas valorisées, alors qu’elles seraient extrêmement utiles pour l’ensemble de la communauté.

Dans ce processus de co-construction, quel rôle la donnée peut-elle jouer ?

G.D : La donnée peut servir à révéler des tendances mais tout l’enjeu, ensuite, c’est d’en sortir. Je privilégie vraiment une approche qualitative du design à un usage quantitatif de la donnée. Je ne cherche pas à répondre à un besoin universel. Si je peux aider 3 à 10 ou 100 personnes, c’est déjà énorme. Sur quelques projets récents, j’ai recours à la donnée. Par exemple, quand j’ai créé le site web Datassemblée, j’ai traité une quantité de données pour observer le nombre de députés votant (favorablement ou pas) telle ou telle loi. J’ai pu constater que 284 députés s’étaient prononcé sur la loi d’ouverture du mariage aux couples de même sexe... quand seulement 30 avaient voté une loi sur le renseignement ! Quand j’ai créé l’application Refugeye, j’ai commencé par parler avec des réfugiés, voir les mots dont ils avaient le plus besoin, puis j’ai croisé toutes ces informations grâce à des nuages de mots, pour arriver à une vingtaine de pictogrammes. Plus généralement, je ne cherche jamais à récolter les données utilisateurs, au contraire, la vie privée est un élément clé dans l’approche que j’ai du design.

Le design est loin d’être neutre. Design vient de l’italien disegno, qui signifie aussi dessein. Pour moi, on ne peut séparer les deux. Le design, c’est le dessin à dessein.

D’une façon générale, qu’est-ce qui caractérise votre démarche ?

G.D : Quand j’ai créé mon atelier Design & Human, je me suis fixé un ensemble de règles que j’avais en moi et que j’ai affiché pour délimiter un champ d’action très précis. Tout d’abord, il faut apprendre à dire non. Non, on ne travaille pas pour détruire la planète ou pour rendre les gens accros à des choses inutiles. J’ai refusé de travailler pour Total, pour le PMU ou pour des entreprises de marketing ciblé par exemple. Je refuse aussi de travailler avec des start-ups dont le modèle économique est basé sur le vol de données de leurs utilisateurs. Ensuite, il faut apprendre à ouvrir son travail en le mettant sous licence open source par exemple. L’objectif, c’est que chacun puisse s’approprier les formes de design qui sont créees. Et contrairement à idée reçue, cela ne ruine pas l’activité des designers. Au contraire, les organisations & entreprises ont tout à gagner à faire travailler des designers qui agissent sur des projets transversaux et dans lesquels l’open-source joue souvent un rôle.

Vous prônez un design simple, exigeant. Cela reflète-il la façon dont travaille la majorité des designers ?

G.D : C’est vrai, c’est la meilleure façon de faire et beaucoup de designers cherchent cette exigence et cette simplicité. C’est intrinsèque au design lui-même. Cela me fait penser au designer Dieter Rams, qui a travaillé pour Braun (dont le travail a énormément inspiré Jonathan Ive pour les produits d'Apple), et qui avait fixé un ensemble de règles au « bon design ». La 6ème règle était « good design is honest design ». Cela veut dire que l’on ne ment pas à l'usager, qu’on ne lui cache pas certaines fonctions, qu’une expression de design doit être sincère et concrète. Cela devrait régir le travail de toutes les formes de design selon moi. Car le design est loin d’être neutre. Le mot design vient par ailleurs de l’italien disegno, qui signifie dessin et aussi dessein. Pour moi, on ne peut séparer les deux. Le design, c’est le dessin à dessein.

____ Retrouvez Geoffrey Dorne, lors du Ouishare Fest, du 5 au 7 juillet 2017 à Pantin.

Entretien réalisé en équipe avec Solène Manouvrier // Crédits photos : Geoffrey Dorne.  

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Samuel Roumeau
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Non, tous les designers ne bossent pas pour rendre les gens accros !

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Samuel Roumeau
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June 14, 2017
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ENTRETIEN avec Geoffrey Dorne. Le monde du design serviciel recherche des usages qui visent à rendre dépendant. Tout l’inverse de l'approche du design de Geoffrey Dorne : un acte libérateur, vecteur d’autonomie et de résilience. Son dernier livre, Hacker Citizen, donne 50 pistes pour se réapproprier collectivement la ville.

Vous prônez un design éthique, radical et pensé pour les humains. Qu’entendez-vous par là ?

Geoffrey Dorne : La première question à poser, c’est à qui s’adresse le design, quelle est sa finalité. Quand Facebook ajoute des fonctionnalités pour interagir, comme des smileys tristes, heureux ou en colère, il permet aux gens de s’exprimer… Mais pourquoi ? Pour mieux cerner leurs profils grâce à des algorithmes, et les retenir sur le réseau social le plus longtemps possible. Il y a bien une intention cachée derrière ce type de design. L’objectif, c’est la course aux usages, à l’intégration des fonctionnalités, avec en dernière date, les « Custom Stories », le pendant de Snapchat.

Révéler des usages, retenir les utilisateurs… sommes-nous en train d’adopter cette approche au sein de nos villes ?

G.D : En fait, c’est exactement ce qui nous est vendu avec la Smart City : la ville numérique, la ville connectée. En courant à toujours plus de services, on crée des besoins en retour et les gens attendent encore davantage de services. On habite dans la ville comme on contracte avec un opérateur : on a le droit à la télé sur son téléphone, à internet illimité… Si l’on n’est pas satisfait des services pourvus, on change de quartier, de ville. Il y a là une concurrence qui semble se créer.

On habite dans la ville comme on contracte avec un opérateur. Si l’on n’est pas satisfait des services pourvus, on change de quartier, de ville.

La mutation des villes en véritables plateformes de services n’est-elle pas contradictoire avec la volonté d’autonomie et de résilience?

G.D : Quand on crée ce genre de services, on crée des dépendances et on nous prive d’une certaine autonomie. De ce point de vue là, les villes ont beaucoup à apprendre des campagnes. Car c’est là bas, où l’accès aux services est le plus limité, que l’on trouve les pionniers de la résilience. Cela me fait penser à quelqu’un de la communauté maker française : Olivier Chambon, aka Babozor sur le net. Il est parti de rien – un ordinateur, un peu de matériel - et a ouvert un fablab à Néons-sur-Creuse, en plein cœur de la France. Les gens y allaient pour réparer leur grille-pain, ou tout simplement pour apprendre à poster une annonce sur Leboncoin. C’est dans ces situations que l’on retrouve le véritable usage des fablabs. Des endroits où des personnes qui n’ont pas la possibilité d’acheter quelque chose vont le fabriquer eux-mêmes. (NDLR : le fablab a fermé ses portes en 2015, voici pourquoi). Pour moi, le changement s’opère d’abord dans l’approche que l’on a vis-à-vis du “faire” : il faut pouvoir penser autrement et se demander “comment faire” plutôt que “comment avoir”.

Le véritable usage des fablabs: des endroits où des personnes qui n’ont pas la possibilité d’acheter quelque chose vont le fabriquer eux-mêmes.

Vous prônez un design qui soit au plus près des besoins des usagers. Comment procéder ? Avec quelle méthode ?

G.D : Souvent, je pars d’une observation mêlée d’une intuition puis je vais faire une étude de terrain en utilisant des processus ethnographiques, afin d’observer finement les besoins, les rituels. Par exemple, les rituels d’attente dans les transports en commun sont très parlants tout comme les rituels des repas, ceux de la communication, etc. Tous ces usages parfois institutionnalisés (bien que l’on n’en ait pas conscience), créent un imaginaire, imaginaire sur lequel il faut savoir reposer pour créer. Observer…mais aussi écouter. Les gens ont tellement de choses à dire ! Il suffit de regarder l’engouement suscité par Nuit Debout, ou tout simplement les manifestations. Ce qu’il manque encore, ce sont des espaces citoyens d’expression pour libérer cette parole et la transformer en action. Il s’agit de stimuler l’imaginaire des gens, leur demander comment ils imaginent la ville de demain, comment ils pensent la construire. Peut être qu’ils ne l’imaginent pas avec des voitures autonomes, encore moins des voitures volantes, mais avec plus de transports en commun. Encore faudrait-il le leur demander !

Peut être que les gens n’imaginent pas la ville avec des voitures autonomes, et encore moins des voitures volantes, mais avec plus de transports en commun. Encore faudrait-il leur demander !

Ce ne sont pourtant pas les phases de concertation qui manquent... Comment faire pour créer ensemble ?

G.D : Il ne faut pas imaginer inclure tout le monde, partout, dès le départ. On s’aperçoit vite que chacun veut défendre sa chapelle, parler de ses sujets et cela tourne parfois en boucle... Un moyen de contourner ces difficultés, c’est de créer des consortiums et d'impliquer les participants à différents moments. Il faut savoir tirer le meilleur parti, au meilleur moment, de la diversité des expertises citoyennes. Et tout le monde a une expertise à valoriser. Ce sont même souvent ceux à qui on en prête le moins qui en ont le plus ! Les personnes âgées et les sans-abris ont énormément de savoirs, d’histoires et d’expériences à partager. Ces expertises d’usage ne sont souvent pas valorisées, alors qu’elles seraient extrêmement utiles pour l’ensemble de la communauté.

Dans ce processus de co-construction, quel rôle la donnée peut-elle jouer ?

G.D : La donnée peut servir à révéler des tendances mais tout l’enjeu, ensuite, c’est d’en sortir. Je privilégie vraiment une approche qualitative du design à un usage quantitatif de la donnée. Je ne cherche pas à répondre à un besoin universel. Si je peux aider 3 à 10 ou 100 personnes, c’est déjà énorme. Sur quelques projets récents, j’ai recours à la donnée. Par exemple, quand j’ai créé le site web Datassemblée, j’ai traité une quantité de données pour observer le nombre de députés votant (favorablement ou pas) telle ou telle loi. J’ai pu constater que 284 députés s’étaient prononcé sur la loi d’ouverture du mariage aux couples de même sexe... quand seulement 30 avaient voté une loi sur le renseignement ! Quand j’ai créé l’application Refugeye, j’ai commencé par parler avec des réfugiés, voir les mots dont ils avaient le plus besoin, puis j’ai croisé toutes ces informations grâce à des nuages de mots, pour arriver à une vingtaine de pictogrammes. Plus généralement, je ne cherche jamais à récolter les données utilisateurs, au contraire, la vie privée est un élément clé dans l’approche que j’ai du design.

Le design est loin d’être neutre. Design vient de l’italien disegno, qui signifie aussi dessein. Pour moi, on ne peut séparer les deux. Le design, c’est le dessin à dessein.

D’une façon générale, qu’est-ce qui caractérise votre démarche ?

G.D : Quand j’ai créé mon atelier Design & Human, je me suis fixé un ensemble de règles que j’avais en moi et que j’ai affiché pour délimiter un champ d’action très précis. Tout d’abord, il faut apprendre à dire non. Non, on ne travaille pas pour détruire la planète ou pour rendre les gens accros à des choses inutiles. J’ai refusé de travailler pour Total, pour le PMU ou pour des entreprises de marketing ciblé par exemple. Je refuse aussi de travailler avec des start-ups dont le modèle économique est basé sur le vol de données de leurs utilisateurs. Ensuite, il faut apprendre à ouvrir son travail en le mettant sous licence open source par exemple. L’objectif, c’est que chacun puisse s’approprier les formes de design qui sont créees. Et contrairement à idée reçue, cela ne ruine pas l’activité des designers. Au contraire, les organisations & entreprises ont tout à gagner à faire travailler des designers qui agissent sur des projets transversaux et dans lesquels l’open-source joue souvent un rôle.

Vous prônez un design simple, exigeant. Cela reflète-il la façon dont travaille la majorité des designers ?

G.D : C’est vrai, c’est la meilleure façon de faire et beaucoup de designers cherchent cette exigence et cette simplicité. C’est intrinsèque au design lui-même. Cela me fait penser au designer Dieter Rams, qui a travaillé pour Braun (dont le travail a énormément inspiré Jonathan Ive pour les produits d'Apple), et qui avait fixé un ensemble de règles au « bon design ». La 6ème règle était « good design is honest design ». Cela veut dire que l’on ne ment pas à l'usager, qu’on ne lui cache pas certaines fonctions, qu’une expression de design doit être sincère et concrète. Cela devrait régir le travail de toutes les formes de design selon moi. Car le design est loin d’être neutre. Le mot design vient par ailleurs de l’italien disegno, qui signifie dessin et aussi dessein. Pour moi, on ne peut séparer les deux. Le design, c’est le dessin à dessein.

____ Retrouvez Geoffrey Dorne, lors du Ouishare Fest, du 5 au 7 juillet 2017 à Pantin.

Entretien réalisé en équipe avec Solène Manouvrier // Crédits photos : Geoffrey Dorne.  

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Samuel Roumeau
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June 14, 2017
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