Magazine
April 6, 2023

Le management moderne, un héritage discret de la guerre ?

ENTRETIEN avec François-Xavier de Vaujany. D’où nous vient le management moderne ? Quelle est son histoire ? Le philosophe François-Xavier de Vaujany, auteur de l’ouvrage Apocalypse managériale (éditions Les Belles Lettres, 2022), nous éclaire sur les racines insoupçonnées du management moderne et ses possibles alternatives…

 

Pourquoi s’intéresser au management ?

François-Xavier de Vaujany : Le management apporte des réponses à des questions essentielles et anciennes telles que « comment vit-on ensemble » ou « comment agit-on ensemble ? ». Il s’agit d’une véritable philosophie politique. De nombreux problèmes politiques de nos sociétés modernes renvoient ainsi à des questions de management. James Burnam, philosophe américain et auteur de l’ouvrage Managerial Revolution, est l’un des premiers à avoir compris cela.

La mobilisation industrielle américaine mais aussi des projets comme Overlord ou Manhattan ont été de véritables laboratoires du management contemporain.

Si le management est en réalité aussi ancien que le monde, de quel management héritons-nous aujourd’hui ?

F-X. V. : Le management moderne et occidental nous vient largement des États-Unis, et en particulier de deux moments fondateurs. Le premier remonte à l’adoption de la Constitution des États-Unis en 1776. A ce moment-là, une poignée de colons exilés d’Europe fondent une « nation américaine » sur une base elle-même très excluante, tant des esclaves afro-américains que des populations amérindiennes. C’est un moment très violent de l’histoire américaine : la liberté passe par la conquête, celle d’un horizon infini de développement – tant sur le plan temporel que spatial. On s’accapare alors une terre, son histoire et ses ressources. On fixe le travail sur des espaces perçus comme beaucoup plus vierges que ceux de la vieille Europe. Ce moment historique où tout semble radicalement possible fait écho aux réflexions actuelles autour de l’anthropocène. Aujourd’hui, on mesure de plus en plus les limites d’une logique de développement dont l’horizon serait infini.

L’autre moment fondateur du management moderne et de ses limites correspond à la Seconde Guerre Mondiale et la mobilisation industrielle américaine. Les stratégies militaires inventées à l’occasion de cet épisode guerrier ont largement infusé dans les logiques managériales actuelles. Lorsque l’on parle d’adversaire, de combats à gagner et de concurrence, on ne fait que réactualiser cette rhétorique de l’ennemi. Le digital comme technique de représentation, les logiques de flux et de « projets » sont au cœur du management contemporain. Ils sont également nés ou reconfigurés pendant la Seconde Guerre Mondiale. La mobilisation industrielle américaine mais aussi des projets comme Overlord ou Manhattan ont été de véritables laboratoires du management contemporain.

 

La digitalisation correspond-t-elle à la dernière mutation du management moderne ?

F-X. V. : En réalité, la cybernétique et plus largement le digital ont été financés principalement par l’armée jusqu’à la fin des années 60. Ils sont issus d’une logique guerrière, ce qui n’est pas sans conséquences. La digitalisation du management va de pair avec une insensibilisation au monde et une hyper individualisation. En même temps que l’on se représente le monde pour construire une image intégrée du champs de bataille ou des marchés, on s’en coupe progressivement. On pose les bases d’une hypersolitude du décideur comme des salariés… En cela, la crise de la Covid-19 et la distanciation sociale n’ont pas généré des situations d’hypersolitude. Elles les ont plutôt révélées et amplifiées.

C’est dans ces moments de dialogue conflictuel, toujours dans le respect de l’autre, que le véritable commun se tisse.

Le mouvement collaboratif constitue-t-il une alternative à ces formes de management individualisantes?

F-X. V. : La promesse collaborative, c’est de faire collaborer un individu avec un autre - pas de créer du commun ! En cela, elle ne fait que perpétuer l’hyper individualisation de notre monde. C’est exactement ce que font certains espaces de coworking : regrouper des personnes, les faire se rencontrer et discuter – chacun restant dans une logique individualiste. En outre, les entrepreneurs « alternatifs » avec qui j’ai pu discuter admettent se faire souvent rattraper par la logique projets et la concurrence entre acteurs. Ils ont beau vouloir échapper au mode de management dominant, quand il s’agit de gagner un appel d’offre, c’est la logique guerrière qui l’emporte.

 

Comment expliquer cet échec du collaboratif à créer du commun ?

F-X. V. : Il existe deux compréhensions de ce qui fait « commun ». D’une part, il y a le « dénominateur commun » qui se base sur les points communs reliant les individus entre eux. Cette conception du commun est très représentative, elle ne construit rien. A l’inverse, des penseurs comme François Jullien ou Gilles Deleuze théorisent le commun comme l’écart, la différence dans et par l’activité. Là, il s’agit de créer des espaces de dialogues et de construction à partir de ce qui sépare les personnes. Bien sûr, cela nécessite des méthodes d’animation. Poser le doigt sur ce qui différencie les personnes peut générer des discussions animées voire tendues – tout l’inverse des réunions d’équipe qui sont plus un rituel d’expression inter individuelle que des espaces de véritable dialogue. Selon Jullien et Deleuze, c’est dans ces moments de dialogue conflictuel, toujours dans le respect de l’autre, que le véritable commun se tisse. A l’inverse, la bienveillance – élément typique de nombreux mouvements collaboratifs – constitue une injonction inter individuelle, qui ne créée pas nécessairement de réelles dynamiques collectives.

La question du temps et des temporalités est la plus essentielle de notre époque.

Pour répondre aux grands défis de notre temps, quelle forme de management renouvelée proposeriez-vous ?

F-X. V. : Dans notre monde hyper fragmenté, nous avons besoin de nouvelles techniques de management, des techniques et des pratiques permettant de construire un véritable être ensemble par et dans l’activité. Pour cela, nous devons assumer une certaine radicalité politique et dépasser le vocabulaire du collaboratif. Je crois dans un management articulé à une logique guerrière inversée, qui consiste non pas à se battre ensemble contre un ennemi, mais à œuvrer collectivement pour une grande cause. Cette grande cause ne se limiterait pas à une « mission » d’organisation, comme la loi PACTE pousse des entreprises à s’en doter. Elle serait beaucoup plus existentielle. En vertu de ces nouvelles règles politiques, nous pourrions imaginer des joint ventures entre GAFAM pour décupler leurs capacités de R&D face au changement climatique, ce qui est absolument inimaginable aujourd’hui. De la même façon que les grands acteurs américains de l’automobile ont uni leurs forces pendant la Deuxième Guerre Mondiale, la logique de la grande cause climatique devrait pouvoir suspendre le droit la concurrence.

 

Ce management de la « grande cause » impliquerait-il aussi une modification de notre rapport au temps ? Dans quelle mesure la gestion du temps est-elle au cœur des pratiques de management actuelles ?

F-X. V. : La question du temps et des temporalités est la plus essentielle de notre époque. Elle est derrière l’ensemble des enjeux de notre siècle : anthropocène, changement climatique, pandémies, hyper individualisation… Aujourd’hui, notre présent manque d’épaisseur. Pourquoi ? Parce que nos sociétés nous dépossèdent aussi bien de notre futur, saturé d’ « utopies » (positives ou négatives) élaborées loin de nos désirs, que de notre passé, muséifié et soustrait à toute discussion. Avec le digital, on convoque le passé lointain aussi facilement que le passé proche : les narrations sont plates et le temps n’a plus de profondeur. Nous devons donc réinvestir le présent pour lui donner plus de profondeur. Cela passe par davantage d’espaces de dialogues et de conflits exprimés sur un temps long et ouvert. A la différence d’un projet, on ne doit pas définir à l’avance le moment de la fin du dialogue. Cela passe aussi par davantage de flânerie et de dérive collectives… pour ne pas se faire happer par les logiques managériales héritées d’un monde en guerre. Surtout au moment où la guerre refait surface.

____

Professeur à l’Université Paris Dauphine-PSL et chercheur, François-Xavier de Vaujany étudie les dimensions politiques et sociétales des nouvelles formes d’organisation du travail et de leur management. Il préside le think tank RGCS (Research Group Collaborative Spaces) et est le co-rédacteur en chef du Journal of Openness, Commons & Organizing (JOCO). Son dernier ouvrage s’intitule Apocalypse managériale, paru aux éditions Les Belles Lettres en 2022.

____

Sur le même sujet :

> Entretien avec François Dupuy : Pourquoi la sociologie des organisations dérange les dirigeants d’entreprise

> Conférence : L’innovation et le management sont-ils à contretemps ?

> Article : L’impact, une politique de l’impuissance ?

 

Le management moderne, un héritage discret de la guerre ?

by 
Solène Manouvrier et Deborah Ozil
Magazine
March 27, 2023
Le management moderne, un héritage discret de la guerre ?
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ENTRETIEN avec François-Xavier de Vaujany. D’où nous vient le management moderne ? Quelle est son histoire ? Le philosophe François-Xavier de Vaujany, auteur de l’ouvrage Apocalypse managériale (éditions Les Belles Lettres, 2022), nous éclaire sur les racines insoupçonnées du management moderne et ses possibles alternatives…

ENTRETIEN avec François-Xavier de Vaujany. D’où nous vient le management moderne ? Quelle est son histoire ? Le philosophe François-Xavier de Vaujany, auteur de l’ouvrage Apocalypse managériale (éditions Les Belles Lettres, 2022), nous éclaire sur les racines insoupçonnées du management moderne et ses possibles alternatives…

 

Pourquoi s’intéresser au management ?

François-Xavier de Vaujany : Le management apporte des réponses à des questions essentielles et anciennes telles que « comment vit-on ensemble » ou « comment agit-on ensemble ? ». Il s’agit d’une véritable philosophie politique. De nombreux problèmes politiques de nos sociétés modernes renvoient ainsi à des questions de management. James Burnam, philosophe américain et auteur de l’ouvrage Managerial Revolution, est l’un des premiers à avoir compris cela.

La mobilisation industrielle américaine mais aussi des projets comme Overlord ou Manhattan ont été de véritables laboratoires du management contemporain.

Si le management est en réalité aussi ancien que le monde, de quel management héritons-nous aujourd’hui ?

F-X. V. : Le management moderne et occidental nous vient largement des États-Unis, et en particulier de deux moments fondateurs. Le premier remonte à l’adoption de la Constitution des États-Unis en 1776. A ce moment-là, une poignée de colons exilés d’Europe fondent une « nation américaine » sur une base elle-même très excluante, tant des esclaves afro-américains que des populations amérindiennes. C’est un moment très violent de l’histoire américaine : la liberté passe par la conquête, celle d’un horizon infini de développement – tant sur le plan temporel que spatial. On s’accapare alors une terre, son histoire et ses ressources. On fixe le travail sur des espaces perçus comme beaucoup plus vierges que ceux de la vieille Europe. Ce moment historique où tout semble radicalement possible fait écho aux réflexions actuelles autour de l’anthropocène. Aujourd’hui, on mesure de plus en plus les limites d’une logique de développement dont l’horizon serait infini.

L’autre moment fondateur du management moderne et de ses limites correspond à la Seconde Guerre Mondiale et la mobilisation industrielle américaine. Les stratégies militaires inventées à l’occasion de cet épisode guerrier ont largement infusé dans les logiques managériales actuelles. Lorsque l’on parle d’adversaire, de combats à gagner et de concurrence, on ne fait que réactualiser cette rhétorique de l’ennemi. Le digital comme technique de représentation, les logiques de flux et de « projets » sont au cœur du management contemporain. Ils sont également nés ou reconfigurés pendant la Seconde Guerre Mondiale. La mobilisation industrielle américaine mais aussi des projets comme Overlord ou Manhattan ont été de véritables laboratoires du management contemporain.

 

La digitalisation correspond-t-elle à la dernière mutation du management moderne ?

F-X. V. : En réalité, la cybernétique et plus largement le digital ont été financés principalement par l’armée jusqu’à la fin des années 60. Ils sont issus d’une logique guerrière, ce qui n’est pas sans conséquences. La digitalisation du management va de pair avec une insensibilisation au monde et une hyper individualisation. En même temps que l’on se représente le monde pour construire une image intégrée du champs de bataille ou des marchés, on s’en coupe progressivement. On pose les bases d’une hypersolitude du décideur comme des salariés… En cela, la crise de la Covid-19 et la distanciation sociale n’ont pas généré des situations d’hypersolitude. Elles les ont plutôt révélées et amplifiées.

C’est dans ces moments de dialogue conflictuel, toujours dans le respect de l’autre, que le véritable commun se tisse.

Le mouvement collaboratif constitue-t-il une alternative à ces formes de management individualisantes?

F-X. V. : La promesse collaborative, c’est de faire collaborer un individu avec un autre - pas de créer du commun ! En cela, elle ne fait que perpétuer l’hyper individualisation de notre monde. C’est exactement ce que font certains espaces de coworking : regrouper des personnes, les faire se rencontrer et discuter – chacun restant dans une logique individualiste. En outre, les entrepreneurs « alternatifs » avec qui j’ai pu discuter admettent se faire souvent rattraper par la logique projets et la concurrence entre acteurs. Ils ont beau vouloir échapper au mode de management dominant, quand il s’agit de gagner un appel d’offre, c’est la logique guerrière qui l’emporte.

 

Comment expliquer cet échec du collaboratif à créer du commun ?

F-X. V. : Il existe deux compréhensions de ce qui fait « commun ». D’une part, il y a le « dénominateur commun » qui se base sur les points communs reliant les individus entre eux. Cette conception du commun est très représentative, elle ne construit rien. A l’inverse, des penseurs comme François Jullien ou Gilles Deleuze théorisent le commun comme l’écart, la différence dans et par l’activité. Là, il s’agit de créer des espaces de dialogues et de construction à partir de ce qui sépare les personnes. Bien sûr, cela nécessite des méthodes d’animation. Poser le doigt sur ce qui différencie les personnes peut générer des discussions animées voire tendues – tout l’inverse des réunions d’équipe qui sont plus un rituel d’expression inter individuelle que des espaces de véritable dialogue. Selon Jullien et Deleuze, c’est dans ces moments de dialogue conflictuel, toujours dans le respect de l’autre, que le véritable commun se tisse. A l’inverse, la bienveillance – élément typique de nombreux mouvements collaboratifs – constitue une injonction inter individuelle, qui ne créée pas nécessairement de réelles dynamiques collectives.

La question du temps et des temporalités est la plus essentielle de notre époque.

Pour répondre aux grands défis de notre temps, quelle forme de management renouvelée proposeriez-vous ?

F-X. V. : Dans notre monde hyper fragmenté, nous avons besoin de nouvelles techniques de management, des techniques et des pratiques permettant de construire un véritable être ensemble par et dans l’activité. Pour cela, nous devons assumer une certaine radicalité politique et dépasser le vocabulaire du collaboratif. Je crois dans un management articulé à une logique guerrière inversée, qui consiste non pas à se battre ensemble contre un ennemi, mais à œuvrer collectivement pour une grande cause. Cette grande cause ne se limiterait pas à une « mission » d’organisation, comme la loi PACTE pousse des entreprises à s’en doter. Elle serait beaucoup plus existentielle. En vertu de ces nouvelles règles politiques, nous pourrions imaginer des joint ventures entre GAFAM pour décupler leurs capacités de R&D face au changement climatique, ce qui est absolument inimaginable aujourd’hui. De la même façon que les grands acteurs américains de l’automobile ont uni leurs forces pendant la Deuxième Guerre Mondiale, la logique de la grande cause climatique devrait pouvoir suspendre le droit la concurrence.

 

Ce management de la « grande cause » impliquerait-il aussi une modification de notre rapport au temps ? Dans quelle mesure la gestion du temps est-elle au cœur des pratiques de management actuelles ?

F-X. V. : La question du temps et des temporalités est la plus essentielle de notre époque. Elle est derrière l’ensemble des enjeux de notre siècle : anthropocène, changement climatique, pandémies, hyper individualisation… Aujourd’hui, notre présent manque d’épaisseur. Pourquoi ? Parce que nos sociétés nous dépossèdent aussi bien de notre futur, saturé d’ « utopies » (positives ou négatives) élaborées loin de nos désirs, que de notre passé, muséifié et soustrait à toute discussion. Avec le digital, on convoque le passé lointain aussi facilement que le passé proche : les narrations sont plates et le temps n’a plus de profondeur. Nous devons donc réinvestir le présent pour lui donner plus de profondeur. Cela passe par davantage d’espaces de dialogues et de conflits exprimés sur un temps long et ouvert. A la différence d’un projet, on ne doit pas définir à l’avance le moment de la fin du dialogue. Cela passe aussi par davantage de flânerie et de dérive collectives… pour ne pas se faire happer par les logiques managériales héritées d’un monde en guerre. Surtout au moment où la guerre refait surface.

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Professeur à l’Université Paris Dauphine-PSL et chercheur, François-Xavier de Vaujany étudie les dimensions politiques et sociétales des nouvelles formes d’organisation du travail et de leur management. Il préside le think tank RGCS (Research Group Collaborative Spaces) et est le co-rédacteur en chef du Journal of Openness, Commons & Organizing (JOCO). Son dernier ouvrage s’intitule Apocalypse managériale, paru aux éditions Les Belles Lettres en 2022.

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Sur le même sujet :

> Entretien avec François Dupuy : Pourquoi la sociologie des organisations dérange les dirigeants d’entreprise

> Conférence : L’innovation et le management sont-ils à contretemps ?

> Article : L’impact, une politique de l’impuissance ?

 

by 
Solène Manouvrier et Deborah Ozil
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March 27, 2023

Le management moderne, un héritage discret de la guerre ?

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Solène Manouvrier et Deborah Ozil
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ENTRETIEN avec François-Xavier de Vaujany. D’où nous vient le management moderne ? Quelle est son histoire ? Le philosophe François-Xavier de Vaujany, auteur de l’ouvrage Apocalypse managériale (éditions Les Belles Lettres, 2022), nous éclaire sur les racines insoupçonnées du management moderne et ses possibles alternatives…

ENTRETIEN avec François-Xavier de Vaujany. D’où nous vient le management moderne ? Quelle est son histoire ? Le philosophe François-Xavier de Vaujany, auteur de l’ouvrage Apocalypse managériale (éditions Les Belles Lettres, 2022), nous éclaire sur les racines insoupçonnées du management moderne et ses possibles alternatives…

 

Pourquoi s’intéresser au management ?

François-Xavier de Vaujany : Le management apporte des réponses à des questions essentielles et anciennes telles que « comment vit-on ensemble » ou « comment agit-on ensemble ? ». Il s’agit d’une véritable philosophie politique. De nombreux problèmes politiques de nos sociétés modernes renvoient ainsi à des questions de management. James Burnam, philosophe américain et auteur de l’ouvrage Managerial Revolution, est l’un des premiers à avoir compris cela.

La mobilisation industrielle américaine mais aussi des projets comme Overlord ou Manhattan ont été de véritables laboratoires du management contemporain.

Si le management est en réalité aussi ancien que le monde, de quel management héritons-nous aujourd’hui ?

F-X. V. : Le management moderne et occidental nous vient largement des États-Unis, et en particulier de deux moments fondateurs. Le premier remonte à l’adoption de la Constitution des États-Unis en 1776. A ce moment-là, une poignée de colons exilés d’Europe fondent une « nation américaine » sur une base elle-même très excluante, tant des esclaves afro-américains que des populations amérindiennes. C’est un moment très violent de l’histoire américaine : la liberté passe par la conquête, celle d’un horizon infini de développement – tant sur le plan temporel que spatial. On s’accapare alors une terre, son histoire et ses ressources. On fixe le travail sur des espaces perçus comme beaucoup plus vierges que ceux de la vieille Europe. Ce moment historique où tout semble radicalement possible fait écho aux réflexions actuelles autour de l’anthropocène. Aujourd’hui, on mesure de plus en plus les limites d’une logique de développement dont l’horizon serait infini.

L’autre moment fondateur du management moderne et de ses limites correspond à la Seconde Guerre Mondiale et la mobilisation industrielle américaine. Les stratégies militaires inventées à l’occasion de cet épisode guerrier ont largement infusé dans les logiques managériales actuelles. Lorsque l’on parle d’adversaire, de combats à gagner et de concurrence, on ne fait que réactualiser cette rhétorique de l’ennemi. Le digital comme technique de représentation, les logiques de flux et de « projets » sont au cœur du management contemporain. Ils sont également nés ou reconfigurés pendant la Seconde Guerre Mondiale. La mobilisation industrielle américaine mais aussi des projets comme Overlord ou Manhattan ont été de véritables laboratoires du management contemporain.

 

La digitalisation correspond-t-elle à la dernière mutation du management moderne ?

F-X. V. : En réalité, la cybernétique et plus largement le digital ont été financés principalement par l’armée jusqu’à la fin des années 60. Ils sont issus d’une logique guerrière, ce qui n’est pas sans conséquences. La digitalisation du management va de pair avec une insensibilisation au monde et une hyper individualisation. En même temps que l’on se représente le monde pour construire une image intégrée du champs de bataille ou des marchés, on s’en coupe progressivement. On pose les bases d’une hypersolitude du décideur comme des salariés… En cela, la crise de la Covid-19 et la distanciation sociale n’ont pas généré des situations d’hypersolitude. Elles les ont plutôt révélées et amplifiées.

C’est dans ces moments de dialogue conflictuel, toujours dans le respect de l’autre, que le véritable commun se tisse.

Le mouvement collaboratif constitue-t-il une alternative à ces formes de management individualisantes?

F-X. V. : La promesse collaborative, c’est de faire collaborer un individu avec un autre - pas de créer du commun ! En cela, elle ne fait que perpétuer l’hyper individualisation de notre monde. C’est exactement ce que font certains espaces de coworking : regrouper des personnes, les faire se rencontrer et discuter – chacun restant dans une logique individualiste. En outre, les entrepreneurs « alternatifs » avec qui j’ai pu discuter admettent se faire souvent rattraper par la logique projets et la concurrence entre acteurs. Ils ont beau vouloir échapper au mode de management dominant, quand il s’agit de gagner un appel d’offre, c’est la logique guerrière qui l’emporte.

 

Comment expliquer cet échec du collaboratif à créer du commun ?

F-X. V. : Il existe deux compréhensions de ce qui fait « commun ». D’une part, il y a le « dénominateur commun » qui se base sur les points communs reliant les individus entre eux. Cette conception du commun est très représentative, elle ne construit rien. A l’inverse, des penseurs comme François Jullien ou Gilles Deleuze théorisent le commun comme l’écart, la différence dans et par l’activité. Là, il s’agit de créer des espaces de dialogues et de construction à partir de ce qui sépare les personnes. Bien sûr, cela nécessite des méthodes d’animation. Poser le doigt sur ce qui différencie les personnes peut générer des discussions animées voire tendues – tout l’inverse des réunions d’équipe qui sont plus un rituel d’expression inter individuelle que des espaces de véritable dialogue. Selon Jullien et Deleuze, c’est dans ces moments de dialogue conflictuel, toujours dans le respect de l’autre, que le véritable commun se tisse. A l’inverse, la bienveillance – élément typique de nombreux mouvements collaboratifs – constitue une injonction inter individuelle, qui ne créée pas nécessairement de réelles dynamiques collectives.

La question du temps et des temporalités est la plus essentielle de notre époque.

Pour répondre aux grands défis de notre temps, quelle forme de management renouvelée proposeriez-vous ?

F-X. V. : Dans notre monde hyper fragmenté, nous avons besoin de nouvelles techniques de management, des techniques et des pratiques permettant de construire un véritable être ensemble par et dans l’activité. Pour cela, nous devons assumer une certaine radicalité politique et dépasser le vocabulaire du collaboratif. Je crois dans un management articulé à une logique guerrière inversée, qui consiste non pas à se battre ensemble contre un ennemi, mais à œuvrer collectivement pour une grande cause. Cette grande cause ne se limiterait pas à une « mission » d’organisation, comme la loi PACTE pousse des entreprises à s’en doter. Elle serait beaucoup plus existentielle. En vertu de ces nouvelles règles politiques, nous pourrions imaginer des joint ventures entre GAFAM pour décupler leurs capacités de R&D face au changement climatique, ce qui est absolument inimaginable aujourd’hui. De la même façon que les grands acteurs américains de l’automobile ont uni leurs forces pendant la Deuxième Guerre Mondiale, la logique de la grande cause climatique devrait pouvoir suspendre le droit la concurrence.

 

Ce management de la « grande cause » impliquerait-il aussi une modification de notre rapport au temps ? Dans quelle mesure la gestion du temps est-elle au cœur des pratiques de management actuelles ?

F-X. V. : La question du temps et des temporalités est la plus essentielle de notre époque. Elle est derrière l’ensemble des enjeux de notre siècle : anthropocène, changement climatique, pandémies, hyper individualisation… Aujourd’hui, notre présent manque d’épaisseur. Pourquoi ? Parce que nos sociétés nous dépossèdent aussi bien de notre futur, saturé d’ « utopies » (positives ou négatives) élaborées loin de nos désirs, que de notre passé, muséifié et soustrait à toute discussion. Avec le digital, on convoque le passé lointain aussi facilement que le passé proche : les narrations sont plates et le temps n’a plus de profondeur. Nous devons donc réinvestir le présent pour lui donner plus de profondeur. Cela passe par davantage d’espaces de dialogues et de conflits exprimés sur un temps long et ouvert. A la différence d’un projet, on ne doit pas définir à l’avance le moment de la fin du dialogue. Cela passe aussi par davantage de flânerie et de dérive collectives… pour ne pas se faire happer par les logiques managériales héritées d’un monde en guerre. Surtout au moment où la guerre refait surface.

____

Professeur à l’Université Paris Dauphine-PSL et chercheur, François-Xavier de Vaujany étudie les dimensions politiques et sociétales des nouvelles formes d’organisation du travail et de leur management. Il préside le think tank RGCS (Research Group Collaborative Spaces) et est le co-rédacteur en chef du Journal of Openness, Commons & Organizing (JOCO). Son dernier ouvrage s’intitule Apocalypse managériale, paru aux éditions Les Belles Lettres en 2022.

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Sur le même sujet :

> Entretien avec François Dupuy : Pourquoi la sociologie des organisations dérange les dirigeants d’entreprise

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> Article : L’impact, une politique de l’impuissance ?

 

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Solène Manouvrier et Deborah Ozil
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