Magazine
March 1, 2021

Gouverner par les nombres pour mieux régner

Ces quelques lignes introduisent l’ouvrage Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique (PUF), de Thomas Berns, professeur de philosophie à l’Université Libre de Bruxelles. Dans cet ouvrage, il défend deux thèses. D’abord, l’idée politique et morale de la transparence se dessine dès la Renaissance et les premières pratiques de recensement. Ensuite, en gouvernant par le réel plutôt qu’en gouvernant le réel, en se retenant de gouverner, paradoxalement, nous sommes plus gouvernés que jamais. Explications.

Votre livre s’intitule “Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique.” Comment peut-on gouverner sans gouverner ?

La statistique permet de gouverner sans gouverner, sans projet, dans une sorte de retenue offerte par le réel lui-même. Ce mode de gouvernement naît à la fin de la Renaissance et porte en lui, dès sa forme embryonnaire, une ambivalence. La statistique, sous la forme des registres de recensement, renvoie à la fois à une logique purement administrative, très efficace, mais aussi au développement d’une nouvelle connaissance permettant de définir une politique. Cette double possibilité la rend essentielle au politique moderne.

A cette première duplicité, s’ajoute une couche morale par laquelle la statistique est aussi directement et explicitement une action sur les mœurs collectives, et ce jusque dans l’intimité des individus. Car c’est au cœur des foyers que se logent les plus grandes corruptions et contre lesquelles la loi, qui peine à descendre dans le détail des existences singulières, ne peut rien. Là où la loi gouverne le réel, la statistique gouverne à partir du réel. C’est de là que ce mode de gouvernement, qui renonce à gouverner “quelque chose”, tire sa légitimité.

Dans l’imaginaire collectif, la statistique consiste à collecter des informations. Quel lien faites-vous avec le gouvernement ? 

Lorsque je parle de gouverner ou de gouvernement, je vise le fait de pouvoir orienter les comportements, ce qui veut dire que des entreprises comme Google ou Amazon sont plus concernées qu’un “gouvernement étatique” comme celui d’Emmanuel Macron. Ce qui caractérise ces entreprises, c’est qu’elles gouvernent par les nombres et les algorithmes, de manière douce, avec une forme de retenue qui épouse les détails de chaque existence. Google et Amazon ne nous imposent rien, ils ne nous disent pas “faites ceci, faites cela”. Ils se contentent d’analyser le réel sous toutes ses coutures et de nous faire des recommandations à partir de nos comportements. Et dans un tel cadre, nous continuons de choisir librement, en apparence du moins. 

Sur Amazon, la sélection de livres, calculée et proposée à partir de vos précédentes lectures, est unique, et contribue à faire de vous un individu qui se pense de manière unique. Les notations sont un autre exemple : nous notons, comparons, choisissons, sanctionnons, chacun à notre manière, sans que Google ou Uber n’interviennent directement. En coulisse, les grands nombres et la statistique sont à la manœuvre. Quatre siècle après sa naissance, grâce aux algorithmes informatiques, la statistique a donc pris une autre dimension qui couvre la quasi totalité du réel et impacte la quasi totalité de nos comportements: nous n’avons jamais été autant gouvernés !

Lorsque le consentement s’exerce, c’est sur le mode du réflexe, de l’automatisme, qui n’a rien de réflexif vis-à-vis des pratiques de gouvernement qui s’élaborent sur cette base.

“Nous n’avons jamais été autant gouvernés !”. Cela sonne comme un paradoxe, alors même que par exemple, le choix et le consentement semblent constituer la règle sur Internet. 

T. B. : Le consentement ne change rien à l’hypertrophie de ce type de gouvernement. Prenons par exemple les pratiques de traçage. Qu’on y consente ou pas, elles restent au fondement matériel d’une vaste série de dispositifs de gouvernement. Surtout, lorsque le consentement s’exerce, c’est sur le mode du réflexe, de l’automatisme, qui n’a rien de réflexif vis-à-vis des pratiques de gouvernement qui s’élaborent sur cette base. On accepte ou on refuse les cookies sans se poser de question : soit parce qu’on ne comprend pas, soit parce qu’on considère que c’est ce qu’il y a de plus simple ou de plus sûr, soit parce qu’on ne voit pas le problème. Or, dans une perspective foucaldienne, ce qui compterait c’est que soient produites ici des possibilités de subjectivation, des espaces permettant de devenir des sujets actifs vis-à-vis du dispositif de gouvernement concerné. Mais force est de constater que dans le gouvernement algorithmique, le consentement, si consentement il y a, ne fait pas de nous des sujets intéressés, conscients et actifs. Et si consentement il n’y a pas, cela ne fait pas de nous des sujets rebelles.

Ce qui est en jeu, c’est dans quelle mesure une pratique de gouvernement s’accompagne, ou pas, de pratiques de subjectivation intéressantes.

Comment être des sujets plus actifs, alors ?

T. B. : Prenons l’exemple des données personnelles. Comme je le disais, la question n’est pas ou plus de consentir, de dire oui ou non de manière individuelle à leur collecte. La question est : comment sont-elles utilisées, et pour quoi faire, et ces questions sont nécessairement à traiter de manière collective. Le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données, en vigueur depuis le 25 mai 2018), si on ne s’était pas empressé d’en sous-traiter la gestion, aurait pu produire ce type de réflexion dans certaines entreprises, certains collectifs, certaines universités, et c’est cela qui est important. Ce qui est donc en jeu, c’est dans quelle mesure une pratique de gouvernement s’accompagne, ou pas, de pratiques de subjectivation intéressantes, dans quelque espace qu’elles adviennent - et éventuellement dans d’autres espaces que ceux qui étaient prévus. Or, le gouvernement algorithmique en produit très peu chez les individus. Il est indolore, il nous affecte peu, même quand il est absurde, stupide, débridé, liberticide dans ses effets. 

Dans le gouvernement algorithmique, les individus sont saisis dans leur existence singulière et exercent peu leur réflexivité.

Cela a-t-il toujours été le cas ? 

T. B. : Chaque forme de gouvernement produit un type d’individu en facilitant, ou ne facilitant pas ou peu, sa réflexivité (qui donc peut aussi se développer ailleurs, en résistance). Par exemple, le confessionnal a produit des individus qui en se confessant se questionnent sur leur sexualité et leur désir. Il y a donc une certaine production de l’individu qui résulte du confessionnal, quitte à ce que ce soit pour le contrôler : l’individu désirant. De la même façon, la loi, en voulant les contrôler, produit des individus qui se pensent dans l’égalité par rapport aux autres sujets de droit. Quant à la statistique, elle produit des individus qui se pensent dans leur moyenne et doivent à ce titre être protégés, assurés... Dans le gouvernement algorithmique, les individus sont saisis dans leur existence singulière et exercent peu leur réflexivité. Nous ne sommes donc pas encore, à ce stade, des sujets de la gouvernementalité algorithmique. 

Est-ce que le concept de vie privée, qui est de plus en plus défendu dans l’espace public, pourrait nourrir une forme de réflexivité vis-à-vis du gouvernement algorithmique ?

T. B. : Ce concept, défendu en lui-même et pour lui-même, n’est pas suffisant pour être source de subjectivation - tout comme le consentement-réflexe ne produit aucune forme de réflexivité. Revenons à l’idée de l’émergence d’une subjectivation des individus. Dans cette perspective, le concept de la vie privée ne sera intéressant qu’à partir du moment où il produira des sujets qui s’intéressent collectivement au devenir de leurs données. Et pas des individus qui s’arc-boutent de façon systématique sur un espace privé, très individuellement envisagé, en le considérant comme naturellement donné, et ce alors même qu’ils ne cessent de l’exposer. Et ceci, les penseurs des projets de quantification à la fin de la Renaissance l’avaient déjà anticipé, en s’appuyant sur une morale de la lumière et de la transparence pour expliquer, comme Google ou Facebook maintenant, qu’après tout, les bons citoyens qui n’ont rien à cacher ne peuvent que souhaiter être vus !

____

Thomas BERNS est professeur de philosophie politique à l’Université de Bruxelles. Spécialiste de la Renaissance et philosophe du politique, du droit et des normes au sens large, il est entre autres l’auteur de Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique (PUF, 2009), Du courage. Une histoire philosophique (Editions des Belles Lettres, 2010) et La guerre des philosophes (PUF, 2019).

____

Sur le même sujet:

> “Plus qu’une ressource, le numérique est une forme violente d’exploitation

> "Faire du numérique un choix de société"

> "Quand le numérique recule devant l'Histoire"

Gouverner par les nombres pour mieux régner

by 
Taoufik Vallipuram et Solène Manouvrier
Magazine
February 1, 2021
Gouverner par les nombres pour mieux régner
Share on

ENTRETIEN avec Thomas Berns. "Nous sommes entrés dans l’âge de la transparence. L’opacité des normes a laissé place à la limpidité des faits. Les actes de gouvernement ne réclament plus de décision mais prétendent s’imposer depuis le réel. S’agit-il pourtant d’un phénomène nouveau ?"

Ces quelques lignes introduisent l’ouvrage Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique (PUF), de Thomas Berns, professeur de philosophie à l’Université Libre de Bruxelles. Dans cet ouvrage, il défend deux thèses. D’abord, l’idée politique et morale de la transparence se dessine dès la Renaissance et les premières pratiques de recensement. Ensuite, en gouvernant par le réel plutôt qu’en gouvernant le réel, en se retenant de gouverner, paradoxalement, nous sommes plus gouvernés que jamais. Explications.

Votre livre s’intitule “Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique.” Comment peut-on gouverner sans gouverner ?

La statistique permet de gouverner sans gouverner, sans projet, dans une sorte de retenue offerte par le réel lui-même. Ce mode de gouvernement naît à la fin de la Renaissance et porte en lui, dès sa forme embryonnaire, une ambivalence. La statistique, sous la forme des registres de recensement, renvoie à la fois à une logique purement administrative, très efficace, mais aussi au développement d’une nouvelle connaissance permettant de définir une politique. Cette double possibilité la rend essentielle au politique moderne.

A cette première duplicité, s’ajoute une couche morale par laquelle la statistique est aussi directement et explicitement une action sur les mœurs collectives, et ce jusque dans l’intimité des individus. Car c’est au cœur des foyers que se logent les plus grandes corruptions et contre lesquelles la loi, qui peine à descendre dans le détail des existences singulières, ne peut rien. Là où la loi gouverne le réel, la statistique gouverne à partir du réel. C’est de là que ce mode de gouvernement, qui renonce à gouverner “quelque chose”, tire sa légitimité.

Dans l’imaginaire collectif, la statistique consiste à collecter des informations. Quel lien faites-vous avec le gouvernement ? 

Lorsque je parle de gouverner ou de gouvernement, je vise le fait de pouvoir orienter les comportements, ce qui veut dire que des entreprises comme Google ou Amazon sont plus concernées qu’un “gouvernement étatique” comme celui d’Emmanuel Macron. Ce qui caractérise ces entreprises, c’est qu’elles gouvernent par les nombres et les algorithmes, de manière douce, avec une forme de retenue qui épouse les détails de chaque existence. Google et Amazon ne nous imposent rien, ils ne nous disent pas “faites ceci, faites cela”. Ils se contentent d’analyser le réel sous toutes ses coutures et de nous faire des recommandations à partir de nos comportements. Et dans un tel cadre, nous continuons de choisir librement, en apparence du moins. 

Sur Amazon, la sélection de livres, calculée et proposée à partir de vos précédentes lectures, est unique, et contribue à faire de vous un individu qui se pense de manière unique. Les notations sont un autre exemple : nous notons, comparons, choisissons, sanctionnons, chacun à notre manière, sans que Google ou Uber n’interviennent directement. En coulisse, les grands nombres et la statistique sont à la manœuvre. Quatre siècle après sa naissance, grâce aux algorithmes informatiques, la statistique a donc pris une autre dimension qui couvre la quasi totalité du réel et impacte la quasi totalité de nos comportements: nous n’avons jamais été autant gouvernés !

Lorsque le consentement s’exerce, c’est sur le mode du réflexe, de l’automatisme, qui n’a rien de réflexif vis-à-vis des pratiques de gouvernement qui s’élaborent sur cette base.

“Nous n’avons jamais été autant gouvernés !”. Cela sonne comme un paradoxe, alors même que par exemple, le choix et le consentement semblent constituer la règle sur Internet. 

T. B. : Le consentement ne change rien à l’hypertrophie de ce type de gouvernement. Prenons par exemple les pratiques de traçage. Qu’on y consente ou pas, elles restent au fondement matériel d’une vaste série de dispositifs de gouvernement. Surtout, lorsque le consentement s’exerce, c’est sur le mode du réflexe, de l’automatisme, qui n’a rien de réflexif vis-à-vis des pratiques de gouvernement qui s’élaborent sur cette base. On accepte ou on refuse les cookies sans se poser de question : soit parce qu’on ne comprend pas, soit parce qu’on considère que c’est ce qu’il y a de plus simple ou de plus sûr, soit parce qu’on ne voit pas le problème. Or, dans une perspective foucaldienne, ce qui compterait c’est que soient produites ici des possibilités de subjectivation, des espaces permettant de devenir des sujets actifs vis-à-vis du dispositif de gouvernement concerné. Mais force est de constater que dans le gouvernement algorithmique, le consentement, si consentement il y a, ne fait pas de nous des sujets intéressés, conscients et actifs. Et si consentement il n’y a pas, cela ne fait pas de nous des sujets rebelles.

Ce qui est en jeu, c’est dans quelle mesure une pratique de gouvernement s’accompagne, ou pas, de pratiques de subjectivation intéressantes.

Comment être des sujets plus actifs, alors ?

T. B. : Prenons l’exemple des données personnelles. Comme je le disais, la question n’est pas ou plus de consentir, de dire oui ou non de manière individuelle à leur collecte. La question est : comment sont-elles utilisées, et pour quoi faire, et ces questions sont nécessairement à traiter de manière collective. Le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données, en vigueur depuis le 25 mai 2018), si on ne s’était pas empressé d’en sous-traiter la gestion, aurait pu produire ce type de réflexion dans certaines entreprises, certains collectifs, certaines universités, et c’est cela qui est important. Ce qui est donc en jeu, c’est dans quelle mesure une pratique de gouvernement s’accompagne, ou pas, de pratiques de subjectivation intéressantes, dans quelque espace qu’elles adviennent - et éventuellement dans d’autres espaces que ceux qui étaient prévus. Or, le gouvernement algorithmique en produit très peu chez les individus. Il est indolore, il nous affecte peu, même quand il est absurde, stupide, débridé, liberticide dans ses effets. 

Dans le gouvernement algorithmique, les individus sont saisis dans leur existence singulière et exercent peu leur réflexivité.

Cela a-t-il toujours été le cas ? 

T. B. : Chaque forme de gouvernement produit un type d’individu en facilitant, ou ne facilitant pas ou peu, sa réflexivité (qui donc peut aussi se développer ailleurs, en résistance). Par exemple, le confessionnal a produit des individus qui en se confessant se questionnent sur leur sexualité et leur désir. Il y a donc une certaine production de l’individu qui résulte du confessionnal, quitte à ce que ce soit pour le contrôler : l’individu désirant. De la même façon, la loi, en voulant les contrôler, produit des individus qui se pensent dans l’égalité par rapport aux autres sujets de droit. Quant à la statistique, elle produit des individus qui se pensent dans leur moyenne et doivent à ce titre être protégés, assurés... Dans le gouvernement algorithmique, les individus sont saisis dans leur existence singulière et exercent peu leur réflexivité. Nous ne sommes donc pas encore, à ce stade, des sujets de la gouvernementalité algorithmique. 

Est-ce que le concept de vie privée, qui est de plus en plus défendu dans l’espace public, pourrait nourrir une forme de réflexivité vis-à-vis du gouvernement algorithmique ?

T. B. : Ce concept, défendu en lui-même et pour lui-même, n’est pas suffisant pour être source de subjectivation - tout comme le consentement-réflexe ne produit aucune forme de réflexivité. Revenons à l’idée de l’émergence d’une subjectivation des individus. Dans cette perspective, le concept de la vie privée ne sera intéressant qu’à partir du moment où il produira des sujets qui s’intéressent collectivement au devenir de leurs données. Et pas des individus qui s’arc-boutent de façon systématique sur un espace privé, très individuellement envisagé, en le considérant comme naturellement donné, et ce alors même qu’ils ne cessent de l’exposer. Et ceci, les penseurs des projets de quantification à la fin de la Renaissance l’avaient déjà anticipé, en s’appuyant sur une morale de la lumière et de la transparence pour expliquer, comme Google ou Facebook maintenant, qu’après tout, les bons citoyens qui n’ont rien à cacher ne peuvent que souhaiter être vus !

____

Thomas BERNS est professeur de philosophie politique à l’Université de Bruxelles. Spécialiste de la Renaissance et philosophe du politique, du droit et des normes au sens large, il est entre autres l’auteur de Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique (PUF, 2009), Du courage. Une histoire philosophique (Editions des Belles Lettres, 2010) et La guerre des philosophes (PUF, 2019).

____

Sur le même sujet:

> “Plus qu’une ressource, le numérique est une forme violente d’exploitation

> "Faire du numérique un choix de société"

> "Quand le numérique recule devant l'Histoire"

by 
Taoufik Vallipuram et Solène Manouvrier
Magazine
February 1, 2021

Gouverner par les nombres pour mieux régner

by
Taoufik Vallipuram et Solène Manouvrier
Magazine
Share on

ENTRETIEN avec Thomas Berns. "Nous sommes entrés dans l’âge de la transparence. L’opacité des normes a laissé place à la limpidité des faits. Les actes de gouvernement ne réclament plus de décision mais prétendent s’imposer depuis le réel. S’agit-il pourtant d’un phénomène nouveau ?"

Ces quelques lignes introduisent l’ouvrage Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique (PUF), de Thomas Berns, professeur de philosophie à l’Université Libre de Bruxelles. Dans cet ouvrage, il défend deux thèses. D’abord, l’idée politique et morale de la transparence se dessine dès la Renaissance et les premières pratiques de recensement. Ensuite, en gouvernant par le réel plutôt qu’en gouvernant le réel, en se retenant de gouverner, paradoxalement, nous sommes plus gouvernés que jamais. Explications.

Votre livre s’intitule “Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique.” Comment peut-on gouverner sans gouverner ?

La statistique permet de gouverner sans gouverner, sans projet, dans une sorte de retenue offerte par le réel lui-même. Ce mode de gouvernement naît à la fin de la Renaissance et porte en lui, dès sa forme embryonnaire, une ambivalence. La statistique, sous la forme des registres de recensement, renvoie à la fois à une logique purement administrative, très efficace, mais aussi au développement d’une nouvelle connaissance permettant de définir une politique. Cette double possibilité la rend essentielle au politique moderne.

A cette première duplicité, s’ajoute une couche morale par laquelle la statistique est aussi directement et explicitement une action sur les mœurs collectives, et ce jusque dans l’intimité des individus. Car c’est au cœur des foyers que se logent les plus grandes corruptions et contre lesquelles la loi, qui peine à descendre dans le détail des existences singulières, ne peut rien. Là où la loi gouverne le réel, la statistique gouverne à partir du réel. C’est de là que ce mode de gouvernement, qui renonce à gouverner “quelque chose”, tire sa légitimité.

Dans l’imaginaire collectif, la statistique consiste à collecter des informations. Quel lien faites-vous avec le gouvernement ? 

Lorsque je parle de gouverner ou de gouvernement, je vise le fait de pouvoir orienter les comportements, ce qui veut dire que des entreprises comme Google ou Amazon sont plus concernées qu’un “gouvernement étatique” comme celui d’Emmanuel Macron. Ce qui caractérise ces entreprises, c’est qu’elles gouvernent par les nombres et les algorithmes, de manière douce, avec une forme de retenue qui épouse les détails de chaque existence. Google et Amazon ne nous imposent rien, ils ne nous disent pas “faites ceci, faites cela”. Ils se contentent d’analyser le réel sous toutes ses coutures et de nous faire des recommandations à partir de nos comportements. Et dans un tel cadre, nous continuons de choisir librement, en apparence du moins. 

Sur Amazon, la sélection de livres, calculée et proposée à partir de vos précédentes lectures, est unique, et contribue à faire de vous un individu qui se pense de manière unique. Les notations sont un autre exemple : nous notons, comparons, choisissons, sanctionnons, chacun à notre manière, sans que Google ou Uber n’interviennent directement. En coulisse, les grands nombres et la statistique sont à la manœuvre. Quatre siècle après sa naissance, grâce aux algorithmes informatiques, la statistique a donc pris une autre dimension qui couvre la quasi totalité du réel et impacte la quasi totalité de nos comportements: nous n’avons jamais été autant gouvernés !

Lorsque le consentement s’exerce, c’est sur le mode du réflexe, de l’automatisme, qui n’a rien de réflexif vis-à-vis des pratiques de gouvernement qui s’élaborent sur cette base.

“Nous n’avons jamais été autant gouvernés !”. Cela sonne comme un paradoxe, alors même que par exemple, le choix et le consentement semblent constituer la règle sur Internet. 

T. B. : Le consentement ne change rien à l’hypertrophie de ce type de gouvernement. Prenons par exemple les pratiques de traçage. Qu’on y consente ou pas, elles restent au fondement matériel d’une vaste série de dispositifs de gouvernement. Surtout, lorsque le consentement s’exerce, c’est sur le mode du réflexe, de l’automatisme, qui n’a rien de réflexif vis-à-vis des pratiques de gouvernement qui s’élaborent sur cette base. On accepte ou on refuse les cookies sans se poser de question : soit parce qu’on ne comprend pas, soit parce qu’on considère que c’est ce qu’il y a de plus simple ou de plus sûr, soit parce qu’on ne voit pas le problème. Or, dans une perspective foucaldienne, ce qui compterait c’est que soient produites ici des possibilités de subjectivation, des espaces permettant de devenir des sujets actifs vis-à-vis du dispositif de gouvernement concerné. Mais force est de constater que dans le gouvernement algorithmique, le consentement, si consentement il y a, ne fait pas de nous des sujets intéressés, conscients et actifs. Et si consentement il n’y a pas, cela ne fait pas de nous des sujets rebelles.

Ce qui est en jeu, c’est dans quelle mesure une pratique de gouvernement s’accompagne, ou pas, de pratiques de subjectivation intéressantes.

Comment être des sujets plus actifs, alors ?

T. B. : Prenons l’exemple des données personnelles. Comme je le disais, la question n’est pas ou plus de consentir, de dire oui ou non de manière individuelle à leur collecte. La question est : comment sont-elles utilisées, et pour quoi faire, et ces questions sont nécessairement à traiter de manière collective. Le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données, en vigueur depuis le 25 mai 2018), si on ne s’était pas empressé d’en sous-traiter la gestion, aurait pu produire ce type de réflexion dans certaines entreprises, certains collectifs, certaines universités, et c’est cela qui est important. Ce qui est donc en jeu, c’est dans quelle mesure une pratique de gouvernement s’accompagne, ou pas, de pratiques de subjectivation intéressantes, dans quelque espace qu’elles adviennent - et éventuellement dans d’autres espaces que ceux qui étaient prévus. Or, le gouvernement algorithmique en produit très peu chez les individus. Il est indolore, il nous affecte peu, même quand il est absurde, stupide, débridé, liberticide dans ses effets. 

Dans le gouvernement algorithmique, les individus sont saisis dans leur existence singulière et exercent peu leur réflexivité.

Cela a-t-il toujours été le cas ? 

T. B. : Chaque forme de gouvernement produit un type d’individu en facilitant, ou ne facilitant pas ou peu, sa réflexivité (qui donc peut aussi se développer ailleurs, en résistance). Par exemple, le confessionnal a produit des individus qui en se confessant se questionnent sur leur sexualité et leur désir. Il y a donc une certaine production de l’individu qui résulte du confessionnal, quitte à ce que ce soit pour le contrôler : l’individu désirant. De la même façon, la loi, en voulant les contrôler, produit des individus qui se pensent dans l’égalité par rapport aux autres sujets de droit. Quant à la statistique, elle produit des individus qui se pensent dans leur moyenne et doivent à ce titre être protégés, assurés... Dans le gouvernement algorithmique, les individus sont saisis dans leur existence singulière et exercent peu leur réflexivité. Nous ne sommes donc pas encore, à ce stade, des sujets de la gouvernementalité algorithmique. 

Est-ce que le concept de vie privée, qui est de plus en plus défendu dans l’espace public, pourrait nourrir une forme de réflexivité vis-à-vis du gouvernement algorithmique ?

T. B. : Ce concept, défendu en lui-même et pour lui-même, n’est pas suffisant pour être source de subjectivation - tout comme le consentement-réflexe ne produit aucune forme de réflexivité. Revenons à l’idée de l’émergence d’une subjectivation des individus. Dans cette perspective, le concept de la vie privée ne sera intéressant qu’à partir du moment où il produira des sujets qui s’intéressent collectivement au devenir de leurs données. Et pas des individus qui s’arc-boutent de façon systématique sur un espace privé, très individuellement envisagé, en le considérant comme naturellement donné, et ce alors même qu’ils ne cessent de l’exposer. Et ceci, les penseurs des projets de quantification à la fin de la Renaissance l’avaient déjà anticipé, en s’appuyant sur une morale de la lumière et de la transparence pour expliquer, comme Google ou Facebook maintenant, qu’après tout, les bons citoyens qui n’ont rien à cacher ne peuvent que souhaiter être vus !

____

Thomas BERNS est professeur de philosophie politique à l’Université de Bruxelles. Spécialiste de la Renaissance et philosophe du politique, du droit et des normes au sens large, il est entre autres l’auteur de Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique (PUF, 2009), Du courage. Une histoire philosophique (Editions des Belles Lettres, 2010) et La guerre des philosophes (PUF, 2019).

____

Sur le même sujet:

> “Plus qu’une ressource, le numérique est une forme violente d’exploitation

> "Faire du numérique un choix de société"

> "Quand le numérique recule devant l'Histoire"

by 
Taoufik Vallipuram et Solène Manouvrier
Magazine
Sign up